1. 2. 3 Sens, perceptions et genres : l’assignation du social

De façon similaire, Howard S. Becker, toujours dans Outsiders - Études de sociologie de la déviance, va analyser, dans le contexte de la consommation de marijuana, la manière dont un groupe peut modeler l’apprentissage de nouvelles formes sensorielles. Par leurs acquisitions, il mettra en évidence comment des perceptions, telles que celles des effets du cannabis, ne répondent pas seulement à des effets physiologiques mais relèvent d’un véritable apprentissage social qui permet au consommateur de reconnaître ce qu’il ressent et de lui assigner du sens. Il écrit : «‘la présence des symptômes ne suffit pas, car ils n’impliquent pas eux-mêmes l’impression de planer. Pour pouvoir faire cette expérience, il faut que le fumeur soit capable de prendre conscience de ces symptômes et de les relier clairement à la consommation de marijuana. Sinon, quels que soient les effets réellement produits, il considérera que la drogue n’a pas d’effet sur lui’.» (1985 : p. 71). Georg Simmel va lui aussi participer de ce questionnement sur les interactions sociales et la médiation sensorielle dans son Essai sur la sociologie des sens (in Sociologie et épistémologie). Pour lui les acteurs déchiffrent sensoriellement le monde qui les entoure. Tout comme les sentiments, ces perceptions sensorielles sont physiologiques, puisque corporelles, mais leur codage, donc leur déchiffrage, repose sur des normes sociales : «‘Si nous nous mélangeons dans des réciprocités d’action, cela vient avant tout de ce que nous réagissons par les sens les uns sur les autres. [...] ces échanges de sensations ne se bornent aucunement à n’être qu’une base et une condition communes aux relations sociales, mais que chaque sens fournit d’après son caractère spécifique des renseignements caractéristiques pour la construction de l’existence collective, et qu’aux nuances de ces impressions correspondent des particularités, des relations sociales.’ ‘»’ (1981 : p. 225).

Margaret Mead et Gregory Bateson participent eux aussi, de ce souci de ne plus considérer le corps humain comme une évidence mais de l’interroger dans ce qu’il révèle comme normes et codes sociaux. En 1928 et 1936, ils auront recours à un ensemble de photographies prises de femmes et d’hommes dans leur quotidien, à Bali, pour illustrer et donner de la pertinence à leur analyse ethnographique. Par cette étude, ils montrent en quoi les qualités et statuts respectifs de genres vont s’enraciner dans les relations que les hommes ou les femmes entretiennent particulièrement avec le monde, mais aussi les uns avec les autres. Dans ce prolongement, Margaret Mead présentera seule, dans Moeurs et sexualité en Océanie (1963), la manière dont se concrétise cette relativité sexuelle mais aussi culturelle en s’appuyant sur l’étude comparée de différentes sociétés de Nouvelle Guinée. Elle conclue que les caractères physiques et moraux ainsi que les attributs assignés aux différents sexes ne relèvent pas d’une tendance naturelle mais bien plutôt de choix culturels et sociaux. Elle distinguera ainsi quatre groupes - les Arapesh, Mundugumor, Samoans, Chambuli - correspondant à quatre comportements généraux ou «tempéraments» différenciés.

Pierre Bourdieu s’est, lui aussi, intéressé à la question de la construction sociale des catégories de sexe avec l’exemple des Kabyles. C’est dans les Actes de la recherche en sciences sociales (1990) qu’il écrit sur la domination masculine. Il poursuit alors l’analyse de Claude Levi-Strauss à propos des échanges symboliques et de la construction sociale des relations de parenté et du mariage qui assignent aux femmes, universellement, leur statut social d’objets d’échanges définis conformément aux seuls intérêts masculins et contribuant ainsi à la reproduction du capital symbolique des hommes. Le fondement des systèmes symboliques s’institue ainsi sur une conception biologique qui présente l’homme comme supérieur à la femme et participe donc de sa perpétuation. Dans ce questionnement sur les logiques de construction identitaire, l’habitus vient là occuper, dans la pensée de Pierre Bourdieu, une place prioritaire. Pour lui, comme il l’indique dans Le sens pratique, il se définit au travers de «‘systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurantes en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la vision consciente des fins et la maîtrise des moyens nécessaires pour les atteindre, objectivement régulières sans être le produit de l’obéissance à des règles et collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre’» (1980 : p. 88). La notion d’habitus vient donc marquer les corps et prend en considération tout autant les pratiques individuelles que les pratiques collectives ce qui lui permet d’échapper au problème de l’intériorité et de l’extériorité, de l’appartenance et de l’attribution. L’individu incorpore ainsi les valeurs socialement construites donc les intègre à ses façons de faire et d’être comme si elles ne dépendaient que de lui, ne relevaient que de sa création libre et imprévisible. Dans cette logique de la reproduction, telle qu’elle transparaît dans Raisons pratiques, l’aristocrate, si l’on retient son exemplaire présence dans le système de Bourdieu, ‘«’ ‘ne peut pas faire autrement que d’être généreux, par fidélité à son groupe et par fidélité à lui-même comme digne d’être membre du groupe. C’est ce qui signifie ’ ‘«’ ‘ Noblesse oblige ’ ‘«’ ‘. La noblesse, c’est la noblesse comme corps, comme groupe qui, incorporé, faite corps, disposition, habitus, devient le sujet de pratiques nobles, et oblige le noble à agir noblement’.» (1994 : p. 163)