1. 2. 4 Le marquage social du corps

Ainsi, si le corps peut être conceptuellement analysé comme révélateur de normes et de codes sociaux, il peut aussi faire l’objet d’un questionnement qui accentue les conséquences directes de cette analyse. Plus que la scène d’une révélation, il est alors compris comme le lieu d’un marquage effectif de la société. Dans cette logique de pouvoir et d’imposition, les faits de culture s’inscrivent, in concreto, dans les chairs même des individus. L’inscription corporelle participerait ainsi de ce souci de marquer le corps des individus afin d’indiquer leur appartenance à telle ou telle société, tel ou tel groupe particulier. Le marquage devient par là un principe d’identité où celle-ci est visible et concrètement constatable par tous. Le collectif va, de fait, désigner celui qu’il reconnaît comme lui étant intégré et, par un principe d’exclusion référant, rejeter celui qui lui est étranger. Pierre Clastres illustre ces techniques de marquage corporel dans La société contre l’État (1982). De la même manière, Victoria Ébin dans Corps décorés (1979) montre bien ce principe d’imposition de l’empreinte du groupe sur l’individu. Avec Jean-Marie Brohm, l’accent est porté non plus sur le marquage en tant que tel mais sur la manière dont la politique s’impose et s’inscrit justement, par la violence et la contrainte, sur les personnes. La revue Quel corps ?, qu’il anime, participe ainsi de ce courant de réflexion post-marxiste où la société est analysée comme discriminante et coercitive, le sport participant singulièrement de cette logique. David Le Breton explique que pour Jean-Marie Brohm, ‘«’ ‘Tout ordre politique irait de pair avec un ordre corporel. L’analyse débouche sur un réquisitoire à l’encontre d’un système politique identifié au capitalisme qui impose sa domination morale et matérielle sur les usages sociaux du corps et favorise l’aliénation’.» (1992 : p. 99).

Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault propose, de son côté, afin de conceptualiser cette empreinte du pouvoir sur les corps, une notion qu’il nomme «bio-pouvoir». Ce bio-pouvoir, constitué de deux mouvements distincts jusqu’au début du XIXème siècle puis confondus, forme ce qu’il nomme encore «les technologies de pouvoir». Il s’agit en effet pour lui, non plus de concevoir le modèle social comme dépendant du modèle économique mais de proposer une lecture qui les met en liens. Contingents, ils ne peuvent être dissociés, l’accumulation du capital relevant des changements économiques et l’accumulation du pouvoir relevant de changements politiques. Dans ce rapport de parallélisme non-causal, ce sont les techniques qu’il s’agit de définir, techniques où le corps est perçu comme un objet à manipuler et par lequel un «pouvoir disciplinaire» va s’instaurer, produisant un être humain au «corps docile» et productif. Le corps apparaît donc comme l’instrument privilégié de ce bio-pouvoir pour lequel la discipline à laquelle il se trouve soumis ne relève pas d’une simple institutionnalisation. En effet, il peut être récupéré par des instances différentes (école, armée, hôpital...) qui mettront en oeuvre une pluralité de techniques disciplinaires sans que ces institutions soient pour autant substituables les unes aux autres. Le but désiré se mêle ainsi aux mesures mises en place afin de «dresser» le corps. Il entre, selon Hubert Dreyfus et Paul Rabinow reprenant les termes de Michel Foucault, «‘dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose. [...] La discipline fabrique [...] des corps ’ ‘«’ ‘ dociles ’ ‘«’ ‘. [...] Elle dissocie le pouvoir du corps ; elle en fait [...] une ’ ‘«’ ‘ aptitude ’ ‘«’ ‘, une ’ ‘«’ ‘ capacité ’ ‘«’ ‘ qu’elle cherche à augmenter’» (1984 : pp. 223-224). La technique du «quadrillage» que rapporte Foucault montre exemplairement comment les individus se trouvent distribués selon une grille prédéfinie afin d’être correctement surveillés et disciplinés. Prenant l’exemple de la peste, il explique comment la société de l’époque pu avoir recours à ce modèle afin de juguler l’épidémie. «‘Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre à la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts - tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire.’» (1975 : p. 230) Foucault montrera à quel point le schéma du Panopticon de Bentham participe de cette recherche de classification et d’accessibilité aux corps. Avec le modèle du panoptique «‘Chacun, à sa place, est bien enfermé dans une cellule d’où il est vu de face par le surveillant ; mais les murs latéraux l’empêchent d’entrer en contact avec ses compagnons. Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d’une information, jamais sujet dans une communication. La disposition de sa chambre, en face de la tour centrale, lui impose une invisibilité axiale ; mais les divisions de l’anneau, ces cellules bien séparées impliquent une invisibilité latérale’.» (Ibid. : p. 234)

Georges Vigarello propose, dans le prolongement de Foucault, de saisir la manière dont les institutions modèlent le corps de l’individu. Dans Le corps redressé (1978), il rend compte des méthodes et moyens utilisés dans l’éducation du corps des jeunes au travers de l’histoire des sciences éducatives et sportives. Si ces techniques sportives et plus particulièrement celles mises en pratique au sein de l’éducation nationale visent à parfaire la santé de ceux qui y ont recours, elles peuvent tout autant être investies par le pouvoir politique afin d’imposer à l’individu le contrôle de son comportement. Puisque éduquer, c’est aussi socialiser, l’éducation physique devient le support de tout un apprentissage social de codes, normes et valeurs à privilégier. Dans cette logique, Vigarello, explique que le corps doit être rentabilisé. Ainsi, la référence du XVIIIème siècle à une théorie économique naissante prédomine. Selon ces critères marchands, le souffle doit être utilisé de la manière la plus «optimale» possible. Un maximum de travail, d’action mécanique sera recherché mais dans le respect d’un minimum de perte physique, de combustion. Le corps s’inscrit donc bien dans cette stratégie de rendement et de profit. Avec le XXème siècle, il se voit ramené à des notions de «réglage et d’adaptation». Mais il s’agit toujours d’un «dressage» corporel où l’on tend à maîtriser ses pulsions et ses désirs mais aussi maximiser ses potentialités.