1. 2. 5 Le corps pris dans la trame du symbolique

Si le corps peut être analysé comme le support de l’affirmation d’un pouvoir qui, au travers de dispositifs concrets, va lui imprimer son empreinte donc le déterminer, il peut, encore, être perçu comme un révélateur par le fait qu’il se réfère à d’autres logiques que celles des sociétés dites «industrialisées». C’est d’un ailleurs, un ailleurs spatial ou encore temporel qu’il livrera des manières d’être compris, pensé et accompli. Entendu comme le lieu où la société, par l’entremise de métaphores ou encore d’images, l’investit dans ce qu’il va signifier, le corps donne à voir ce qui le traverse. Suivant cette proposition, l’individu n’est plus seulement modelé par son corps, par les codes, stigmates ou traces que le social y grave, il est aussi parcouru par des structures qui le relient à son environnement, tant social, culturel que symbolique.

L’ethnologie propose, à ce titre, de nombreux travaux exemplifiant cette dynamique où l’individu se voit interrogé à partir des relations qu’il établit entre corps et âme, corps et sacré, corps et environnement. Nous pouvons citer, à titre indicatif, quelques travaux donnant la tonalité de ces recherches mais qu’il serait possible de décliner plus longuement : Geneviève Calame-Griaule et son Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon (1965) ; Kristofer Shipper et Le corps taoïste (1982) ; Christine Buhan et La mystique du corps (1986) ; les travaux de Mircea Eliade sur Le chamanisme ou les techniques archaïques de l’extase (1983) mais aussi Le yoga - Immortalité et liberté, que nous retenons plus particulièrement étant donné notre problématique commune. En effet, il montre dans ce dernier ouvrage que par le recours à ces techniques corporelles spécifiques, le corps serait vécu non plus comme «‘la ’ ‘«’ ‘ source des douleurs »’ 12 ‘, mais l’instrument le plus sûr et le plus accompli que l’homme ait à sa disposition pour ’ ‘«’ ‘ conquérir la mort »’.» (1991 : p. 229), devenant alors le lieu d’accomplissement du sacré par excellence.

Mais c’est le Do Kamo (1947) de Maurice Leenhardt qui retiendra plus particulièrement notre attention dans cet étayage. Il nous entraîne vertigineusement à réinterroger l’évidence du corps au travers d’une étude menée en 1934 auprès d’une société de Nouvelle-Calédonie. Pour ses membres le mot « corps » n’a, en effet, aucun sens. Il n’existe tout simplement pas ou du moins pas dans les termes où nous l’entendons habituellement. Dans cette société, l’homme est confondu avec la végétation qui l’environne. Chaque partie de sa matérialité physique est ainsi perçue comme le prolongement d’un élément végétal, le même terme pouvant désigner à la fois la peau et l’écorce d’un arbre ; le lien entre chair et muscles, renvoyant tout autant à la pulpe ou au noyau des fruits ; l’ossature se rapprochant du coeur du bois... De la même manière, la jonction entre humain et végétal permet de dénommer les organes. Les reins portent aussi le nom d’un fruit, les intestins sont ramenés aux entrelacs des lianes des forêts... Bref, aucun terme n’existe pouvant circonscrire, de façon nette et précise, la totalité matérielle, l’étendue charnelle de l’individu. La notion de personne dans cette société Canaque ne peut être isolée, extraite voire, si nous reprenons ces figures végétales, arrachée de son environnement puisqu’elle s’y trouve entièrement intégrée. Ainsi, «parce qu’il est tout rempli de cette vibration du monde, le corps n’est pas distingué de lui.» (1947 : p. 67).

À sa manière Yvonne Verdier participe de cette dynamique où le corps s’inscrit dans une relation ténue avec les processus naturels généraux. En 1979, son étude Façons de dire, façons de faire (1979), s’appuyant sur les traditions d’un petit village de Bourgogne, interroge plus particulièrement le corps des femmes impliquées dans les rites du quotidien. Elle observe leur physiologie symbolique ainsi que les relations qu’elles entretiennent avec leur environnement et cela aux différents moments de leur vie. Elle explique que, dans ce contexte spécifique, rural et traditionnel, le corps est interprété et vécu comme un champ de force en résonance avec les processus vitaux qui l’entourent. Ce sont ces processus qui justement encadreront l’évolution et le rythme de l’histoire des personnes en autorisant, selon les périodes du cycle naturel et humain, certaines pratiques et en interdisant d’autres. Mary Douglas s’efforcera, elle aussi, d’illustrer ce questionnement où le corps du sujet est aux prises avec les règles naturelles et culturelles de la société. Étudié en tant que modèle d’un système fini, il métaphorise le social alors que le social le métaphorise à sa manière. Dans ce système de rétroaction, ce sont toujours des enjeux pluriels qui se déploient dans l’enceinte de la corporéité. En tant que «‘symbole de la société [...] le corps humain reproduit à une petite échelle les pouvoirs et les dangers qu’on attribue à la structure sociale’.» (1992 : p. 131). À chaque société, correspondra ainsi un ensemble de représentations et de valeurs différentes des organes et des fonctions du corps humain, les risques de pollution qu’ils entraînent permettant d’établir des catégories différenciant ce qui relève du «pur» ou au contraire de l’«impur». Jeanne Favret-Saada, quant à elle, par son étude sur le bocage mayennais, Les mots, la mort, les sorts s’intéresse à la manière dont la sorcellerie investit réellement et symboliquement le corps de ceux qui s’y trouvent ‘«’ ‘ pris ’ ‘«’ ‘ (blessés corporellement, impuissants sexuellement...) tout comme celui des sorciers à l’origine de tous les maux. : ’ ‘«’ ‘Ce qui fascinait le plus les Babin dans cet homme, c’était que sa ’ ‘«’ ‘ force ’ ‘«’ ‘ anormale parût le prémunir contre la destruction et contre la mort. Ce voisin, les pires maladies ne parviennent pas à l’achever parce que sa méchanceté est à ce point démesurée qu’elle rebute même les entités surnaturelles, lui assurant ainsi une persistance indéfinie dans l’état de vivant’.» (1977 : p. 191-192).

D’autres travaux comme ceux de Gilbert Rouget avec La musique et la transe (1990), ou encore de Roger Bastide, avec Le rêve, la transe et la folie (1972) ou Le candomblé de Bahia (1958), proposent aux travers de ces questions de transe et de possession de comprendre la part qu’y joue la corporalité. Révélatrice de toute une culture, elle participe activement d’une dynamique plus générale de recherche de guérison qui rétablira la dimension cathartique nécessaire entre individu et société. Avec Malek Chebel, c’est la notion d’efficacité symbolique corporelle qui se trouve interrogée au travers de l’analyse des conceptions traditionnelles qui le traversent. Dans Le corps dans la tradition du Maghreb, il s’appuie sur lui en tant qu’indicateur privilégié afin de comprendre les stratégies tant individuelles que collectives. Il s’efforce ainsi de construire une «‘démarche réflexive qui considère non pas le corps pris isolément mais surtout le corps tel qu’il se manifeste dans des prolongements symboliques, le corps répercuté sur le signe, sur la métaphore, sur le verbe et, en un sens, sur toute mentalisation offerte à l’expressivité populaire afin de se former en vue d’un projet social.’ ‘»’ (1984 : p. 191).

Nous terminerons cet exposé, qui, rappelons-le, reste exhaustif et pourrait être prolongé par de nombreux autres exemples, par les travaux de Françoise Loux qui, dans Le corps dans la société traditionnelle (1979), s’est intéressée aux pratiques d’entretien dans le monde rural français, ainsi qu’aux histoires qui expliquent ces conduites tout en s’organisant autour de grands systèmes symboliques. Avec Philippe Richard, la même année, elle se penchera sur les Sagesses du corps, la santé et la maladie dans les proverbes français (1978). Elle montrera alors que les proverbes énoncent toute une interprétation du corps cohérente, s’appuyant sur un empirisme explicatif fondé sur une logique des correspondances où les défauts et particularités physiques révèlent des dérèglements, des troubles organiques...

Notes
12.

Cette problématique du corps et de la souffrance seront, bien sûr, abordés et étayés plus longuement au fil de notre thèse.