II - CORPS, LANGAGE ET INTERPRÉTATION : LA PRÉSENCE CREUSÉE

Comme nous venons de le voir, les sciences sociales proposent différentes pistes de réflexions permettant la construction d’une approche conceptuelle du corps. C’est dans le prolongement de cette mise en perspective exhaustive de ses interprétations anthropologiques que nous nous proposons, à notre tour, de le réexaminer au travers de l’expérience concrète d’un terrain contemporain français lié à d’autres imaginaires, en l’occurrence orientaux. Pourtant, si nous reconnaissons à ces approches théoriques des apports majeurs quant à la saisie du corps comme support ou révélateur d’interactions, d’inscriptions sociales culturelles et symboliques, nous nous détacherons du postulat implicite qui parfois les traverse. Ainsi, pour nombre de ces analyses, le corps reste un réceptacle objectif, distancié, presqu’inerte, pris dans les trames d’un réseau de significations fixistes. Si nous reconnaissons l’importance de leurs apports théoriques, critiques et réflexifs, le détour par des champs disciplinaires différents tels que ceux de la philosophie, de la linguistique et de l’herméneutique nous semble nécessaire afin de poursuivre cette interrogation qui, dans le cadre spécifique de l’ethnologie, se construit à partir de l’expérience de terrain. L’expérience singulière de l’immersion ethnologique engage, en effet, corporellement le chercheur dans sa rencontre avec l’altérité. Cette confrontation des corps est d’autant plus cruciale, dans le cas plus précis de notre recherche, que les techniques étudiées se fondent sur son omniprésence. Ainsi, c’est au travers des associations, à partir desquelles se construit notre étude comparative, que nous tenterons de creuser cette correspondance qui s’établit entre les acteurs, les significations qu’ils attribuent à leur corps et la manière dont ils le mettent en jeu, le pensent, le parlent au sein d’un contexte social et culturel donné.

Néanmoins, si une démarche pluridisciplinaire peut nous aider à penser la corporéité de l’autre, celle-ci n’est pourtant pas sans risque. En effet, les concepts propres à chacune des disciplines ne peuvent être transférés dans un autre champ théorique sans encourir certains dangers d’incohérence ou de collage. Il faut, donc, être conscients de ces limites et de ces difficultés pour accomplir le passage des unes aux autres de façon pertinente et en réaliser un traitement approprié. Si les procédures ne sont pas les mêmes d’une discipline à l’autre, ni les méthodes de recueil des données, il est pourtant possible de les faire dialoguer en tenant compte de leurs particularités et de leurs complémentarités. Ainsi, comme l’écrit Michel Maffesoli, «‘Une nouvelle approche de la vie quotidienne nécessite que l’on sache pratiquer l’écart épistémologique. Il faut avec simplicité reconnaître que la labilité, le ’ ‘«’ ‘bougé’ ‘»’ ‘, l’imperfection de la dynamique sociétale ont besoin pour s’exprimer d’instruments qui soient eux-mêmes souples et mouvants. (...) Elle insiste sur le fait que la sociologie a également affaire à la passion, au non-logique, à l’imaginaire qui structurent aussi l’activité humaine dont nous sommes les acteurs ou les observateurs.’ ‘»’ (in Cahiers internationaux de sociologie, 1983 : page 57).