2. 1. 1 Principaux concepts de la phénoménologie

Si notre cheminement théorique nous a conduits à nous intéresser en priorité à la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, il nous paraît néanmoins nécessaire de présenter brièvement les grands points d’une phénoménologie telle qu’Edmund Husserl (1970, 1986) l’entendait et qui, dans ses développements, a apporté à Merleau-Ponty les bases de sa propre réflexion.

Le rejet de la distinction entre l’intériorité et l’extériorité est ce qui, en premier lieu, peut caractériser la philosophie du sujet chez Edmund Husserl. Cette dichotomie s’efface devant une considération où la conscience subjective s’inscrit dans un contexte qui devient inhérent au sujet. Par le principe d’ouverture au monde, la conscience se trouve ainsi psychiquement en relation avec lui et ne peut plus être seulement référée à son intériorité. En faisant de la conscience le produit de cet entrelacs qui unie le sujet à sa situation, le monde perd son statut d’extériorité par le fait que le moi en ex-istant cesse de n’être qu’intériorité.

C’est pour cela que la notion d’intentionnalité revêt une importance essentielle dans cette philosophie : le moi existe au sens où il prend chair dans la situation qui le mêle au monde dans sa totalité. La phénoménologie par définition est, ainsi, l’étude des «phénomènes», c’est-à-dire de ce qui apparaît à la conscience, le donné qui va caractériser notre relation effective au monde. Aussi, est-il nécessaire, selon Husserl, d’explorer cette donation par la prise en compte de la chose même comme élément tangible provenant de la perception, de la pensée ou de la parole. Ce donné est à considérer dans son immédiateté, à l’intérieur d’un processus qui le situe antérieurement à toute problématisation. Par la donation, la conscience prend un caractère fondamental et essentiel, elle devient intentionnalité donc ouverture à l’extérieur et perception du monde en tant que donné.

En s’inscrivant dans ce processus d’intentionnalité, il est possible à la conscience de retrouver la chose même en entrant en corrélation avec son essence, avec l’Être de l’objet. Celui-ci, qu’il soit pris isolément ou en relation, se voit caractérisé par son éidos, son être, son essence, si bien que le rapport au monde qu’entretient la conscience se conjugue selon le mode de l’ontologie. Ainsi, cette perception de l’être essentiel de l’objet s’opère de façon primordiale par le sensible et, plus particulièrement, par l’omniprésence du voir qui devient, pour la conscience, la réalisation de la donation originaire.

C’est à partir de cette question du regard comme condition de la relation de la pensée à l’objet et de la relation du sujet à son contexte, qu’Husserl élabore une philosophie construite autour de la notion clef de subjectivité. Selon lui, c’est le sujet qui autorise la réalisation du «moi pur», le «Je» par lequel advient la réduction phénoménologique qui, elle-même, lui permet, en tant que Je, de se saisir comme «moi pur». Ce processus de réduction (l’époché) l’aide à surmonter l’instabilité du contexte dans lequel il perçoit et d’accéder à une perception immanente, absolue, du vécu en lui-même par la conscience de soi. En se donnant entièrement, la chose affirme de ce fait sa contingence, la fluctuance du monde qui nous entoure. L’intentionnalité en réalisant le rapport au monde, en situant le sujet par rapport à l’objet devenant visée, permet au monde de prendre sens, l’intentionnalité devenant alors une donation de sens.

Cependant autrui n’est pas absent de cet entrelacs qui unie le moi du sujet au monde, il est tout autant source de sens que d’intentionnalité. Cette affirmation instaure, par conséquent, une relation d’altérité par le fait qu’existe près de moi une existence indépendante et qui m’est extérieure. Le sujet n’est pas une monade isolée, il est une conscience signifiante, agissante mais en relation avec d’autres consciences elles aussi signifiantes et agissantes. Autrui a lui aussi alors la faculté de donner du sens, de créer du mouvement, de participer à l’objectivité du monde. Ce dernier se constitue ainsi de manière commune car le monde que constitue chaque sujet doit être identique au monde constitué par les autres. C’est à partir de la nature objective que s’élabore ce monde commun où les données sont identiques pour tous et c’est dans et par lui que s’effectue la rencontre entre objets et sujets. Cette constitution, ce partage d’un monde identique rend possible l’existence d’un monde inter-subjectif où les individus peuvent se rencontrer transcendantalement dans une communauté constitutrice.

Cette expérience du monde, impliquant le sujet et autrui dans un processus d’interrelations, se réalise aussi comme histoire, c’est-à-dire comme expérience actuelle sans cesse renouvelée du présent. La conscience devient temps en mettant à jour une série infinie d’intentionnalités. Elle est ce flux de vécus, de «consciences de» qui s’actualise. L’être-au-temps par sa réalisation inscrit la conscience dans un interstice qui lie le passé, en tant qu’immédiateté (la noèse) et antériorité (la noème), et l’avenir en tant que possibilité. Dans le «maintenant», où passé et avenir se réalisent dans l’instant du présent, la conscience constitue le temps, participe à son sens et dans ce mouvement de co-originarité, elle peut s’affranchir de l’aliénation du monde pour atteindre un monde primordial donné, voire prédonné où s’ancre la vérité totale de la connaissance humaine.

Lors de l’effectuation de l’époché, le sujet fait ainsi abstraction de la réalité extérieure pour revenir à un monde primordial qui ne contiendrait que ce qui est propre au sujet méditant. Dans cet exercice de transcendance singulière, un élément de réduction est retenu : celui de l’organisme qui s’opère comme espace où s’effectue l’assignation par le sujet de sensations, d’activités et de kinesthésies.

À partir de cette considération particulière de la notion de corps, Husserl construit en deux étapes la relation d’intersubjectivité :

  • Le sujet, dans un premier temps, vit originairement son propre organisme à l’intérieur de sa sphère primordiale. C’est ainsi, par le corps d’autrui, que peut se produire la rencontre avec l’autre. De façon analogique, le sujet appréhende ce corps étranger comme semblable au sien. Par une expérience originaire, il a conscience de son intériorité et par cette conscience, il admet que l’autre corps, l’autre organisme est lui aussi, pour l’autre, l’élément de son intériorité. Mais cette intériorité lui demeure inaccessible, elle est ce que Husserl appelle une aprésentation. Et c’est l’organisme d’autrui qui aprésente les indices tangibles de cette inaccessible existence étrangère. Ainsi, l’organisme devient médiateur de la vie, de l’existence d’autrui par lequel se constitue l’autre, auquel son corps est lié alors même que le corps propre à chacun lui reste intimement associé.

  • Dans un deuxième temps, la mise en communauté de monades dans ce que l’on qualifie de «monde intersubjectif» peut s’opérer à partir de cette aprésentation de l’intériorité de l’autre par la réciprocité des perspectives spatiales. Le sujet peut ainsi changer de place et prendre celle d’autrui. En effet, par analogie il interprète le corps d’autrui avec sa propre matérialité comme s’il se trouvait ici, à la place de l’autre, là bas. Il peut, de ce fait, tenter de constituer le monde d’autrui en opérant une analogie avec le sien. C’est par cette interchangeabilité des perspectives spatiales que se réalise ce monde objectif permettant l’émergence d’un «nous» commun et transcendant. Comme il est possible d’occuper virtuellement la place d’un autre organisme, il est possible également d’adopter sa perspective sur le monde et ainsi d’élaborer une perspective commune. Cette notion de réciprocité des perspectives fonde un système relationnel qui peut se modéliser en un monde objectif et intersubjectif, où l’entrecroisement des perspectives place les sujets à la fois comme s’appréhendant, appréhendant les autres et leur environnement, mais aussi adoptant leurs propres points de vue ainsi que les points de vue possibles des autres sujets.