2. 1. 2 La question du corps dans la phénoménologie de Merleau-Ponty

- Le sujet et le Monde

Si, comme nous l’avons précisé, il est impossible de recourir à la philosophie de Merleau-Ponty (1945, 1964) dans la construction d’une méthode, celle-ci peut plutôt être comprise comme la reprise de la problématisation husserlienne de l’être-au-monde interrogeant la situation qui lie l’homme, existant particulier, aux choses. Le corps devient, dans ces termes, la question cruciale de cette réflexion où il se trouve pris dans un système de pratiques, de représentations, et n’est pas considéré comme une simple configuration organique. En tant que paradigme fondamental, d’une démarche plutôt compréhensive qu’analytique, il devient ce vivant-mouvement, intrinsèquement lié à un contexte et à une dynamique. Merleau-Ponty en recourant à la notion de chair tente de rendre compte de cet espace qui se situe entre le corps, le monde et la conscience. Ainsi l’homme, le monde, le sentant et le senti, dans ce postulat fondateur, deviennent co-naturels et co-émergeants. Nous ne pouvons plus parler de pensée dualiste, ni même de pensée moniste puisque le sujet est à la fois au monde, du monde, tout en s’en distinguant.

Comme chez Husserl, c’est la perception, et plus particulièrement la vision, qui peut être considérée comme le pivot de l’analyse phénoménologique de Merleau-Ponty, puisque permettant de nous situer à la genèse de cette rencontre avec le monde : «‘Ainsi la perception nous fait assister à ce miracle d’une totalité qui dépasse ce qu’on croit être ses conditions ou ses parties, qui les tient de loin en son pouvoir, comme si elles n’existaient que sur son seuil et étaient destinées à se perdre en elles.’ ‘»’ (1964 : p. 23). Elle n’est donc plus une fonction pensée en tant que constituante et constituée de la conscience, ni une opération seulement corporelle. La vision concentre cette réversibilité du statut entre voyant et visible où le voyant est visible, et le visible voyant, entrecroisement qui conditionne la perception et le fait même du corps. Il est à la fois pour lui-même sentant-sensible, il se touche-touchant, il se voit-voyant, il se rapporte à moi tout en s’en séparant, cette ambiguïté et cette réciprocité de statuts marquants ainsi l’originarité de l’ouverture au monde et rappelant le vertige de l’expérience ethnologique où chacun, observateur comme observé, se trouve pris dans cette co-relation où du sens, par les sens, se construit.

Contrairement aux philosophies idéalistes et réalistes, Merleau-Ponty ne reconnaît pas l’adéquation de la chose et de la conscience. C’est par le corps mais aussi, à travers lui, par le langage que le sujet peut appréhender le monde et s’y situer. Notre présence en lui ne peut être réductible à notre conscience. Le contact perceptif avec la chose est nécessaire pour que la conscience, ou du moins le concept, rentre lui-même en relation avec elle. Il n’y a pas d’intuition, au sens psychologique ou kantien du terme, car la conscience n’est pas informée, a priori, de la chose par la sensibilité. Dans ce prolongement, Merleau-Ponty réfute les schémas de la représentation comme adequatio intellectus et rei. On ne peut réduire la perception à une intuition transcendantale. Toute perception est une description qui ne peut embrasser la totalité du monde objectif. Il n’y a pas, d’une part, des choses et des faits qui seraient en eux-mêmes des réalités constituées, et d’autre part, un esprit, une conscience, qui les assimileraient tels quels ou les informeraient sur ses propres catégories. De la même façon, Michel Bernard participant de ce courant phénoménologique, met en avant dans Le corps que celui-ci n’est pas «‘seulement une mécanique nerveuse, ni, à l’inverse la conscience une pure et simple fonction représentative.’» (1976 : p. 49). Pour Merleau-Ponty, l’individu est lié au monde, il est au monde tout en en étant différent. Nos concepts, nos significations relèvent d’une nature autre, ils permettent au monde de se dévoiler à nous mais en aucun cas nous ne pouvons nous identifier à lui. De ce fait, la perception est ce processus qui amène le sujet à s’ouvrir au monde, celui-ci nous apparaissant dans son immédiateté, dans sa totalité, mais sans coïncidence directe. C’est ce que la notion de phénomène traduit en se situant comme cet écart possible entre la pensée et la chose en soi.

Le processus général qui situe le sujet percevant dans cette relation au monde, dont il est tout autant proche qu’irrémédiablement lointain, est défini par la notion de comportement. C’est ce dernier qui établit conceptuellement ce rapport qui s’institue entre un vivant, le sujet, et le monde et cela dans une relation active. L’intentionnalité husserlienne est remplacée par l’existence qui, en tant qu’ex-ister, exprime cette ouverture de l’être au monde qui rencontre, en s’arrachant de sa conscience, le phénomène. L’existence, en se concrétisant par un ensemble de comportements, affirme du sens par un rapport qui se crée par l’expérience. Le concept d’existence devient alors inséparable de celui de temporalité en tant que perception, la temporalité vécue se réalisant par cette idée d’«être-au-monde», conditionnée par une ek-stase. La conscience en devenant conscience-de, en s’ouvrant, implique, de fait, nécessairement l’idée de temporalité. En donnant sens au monde, nous signifions le temps mais nous ne le constituons pas puisque ce dernier est déjà présent en deçà de la conscience. Par conséquent, l’ouverture au monde se pose en tant que devenir et exploration.

C’est ainsi, avec la notion d’acte, que la concrétisation et la modélisation de l’existence et du comportement prennent forme, notion elle-même, nécessairement liée à celle de corps. C’est par, dans, avec son corps que le sujet effectue, met en acte son existence. Merleau-Ponty écrit que «‘L’union de l’âme et du corps n’est pas scellée par un décret arbitraire entre deux termes extérieurs, l’un objet, l’autre sujet. Elle s’accomplit à chaque instant dans le mouvement de l’existence.’ ‘»’ (1945 : p. 105). Par ces propos, il se sépare très nettement de la tradition cartésienne puisque réinstaurant le corps comme condition sine qua non de l’existence dans le monde, les oppositions âme/corps, sujet/objet, ainsi que la thématique du «je suis une pensée» sont remises en question. La réalité corporelle n’est plus considérée comme un objet du monde, elle devient le sujet de la perception en la conditionnant. Elle associe alors la subjectivité à une situation historique et sociale. Le «je suis» n’est pas ramené à une philosophie de la conscience. L’être s’affirme dans le «j’existe» et par une projection corporelle dans le monde, par la possibilité d’objectiver son corps, l’être agit par le «je peux». La corporéité, en mettant le sujet en situation, lui permet de se joindre à son environnement, de s’engager et d’agir dans un contexte. Dès lors, le monde existe en lui et par lui.

Avec Husserl, la notion de chair demeurait un intermédiaire entre conscience et monde. Dans cette logique, le corps se trouvait bi-dimensionné avec d’un côté, une face tournée vers l’intérieur et de l’autre, une face tournée vers l’extérieur. Mais, pour Merleau-Ponty, ce modèle des feuillets est héritier d’une pensée dualiste qui divise le même espace subjectif. En retrouvant la thématique husserlienne, le corps dans son entièreté conditionne notre exploration et notre découverte du monde, mais cela sur le mode actif, car il ne se contente pas d’être dans le monde, il est aussi au monde, il l’habite. Dès lors, l’idée même d’union entre âme et corps doit être dépassée puisqu’il faut nier cette dualité première qui caractérise l’existence des deux termes. L’union s’accomplit, en fait, dans un exercice perpétuel qui se réitère dans cette dynamique, ce mouvement de l’existence. Comme nous l’avons montré, penser le mouvement implique de penser le temps mais nécessairement, de la même façon, le contexte. Merleau-Ponty, dans sa tentative de constitution d’une philosophie du sujet, pense l’être comme se situant dans le monde, donc comme indissociablement lié à un être social, puisque pris dans un contexte temporel et spatial. C’est dans cette totalité contextuelle que le sujet acte son existence. À l’intérieur de cet entrelacs, le corps entre en relation et en inter-relation, en inter-action et en inter-réaction, il n’existe pas en tant que tel, c’est par la relation qu’il prend signification dans un contexte. Les deux notions deviennent ainsi fonction l’une de l’autre.

Le sujet, dans cet existential phénoménologique, vit une double expérience : celle qui le lie à son corps propre et celle qui le lie à celui d’autrui. L’expérience crée cette unité existentielle du sujet qui devient un être total, face à une pluralité de choix, mais qui partage avec autrui un sens commun. Merleau-Ponty reprend par là la notion Husserlienne de Lebenswelt qui décrit le monde comme à la fois vécu et vivant, un monde où nous vivons, que nous vivons, dont nous vivons et qui, réciproquement, vit de nous. Dans cette approche, les limites entre être, impliquant de la distance, et en-être, supposant de l’appartenance, sont effacées au profit d’une perception de l’espace qui gagne en profondeur et perd en surface. Le monde n’est plus en face de nous, distancié, il est environnant, confinant, rompant parfois les limites conventionnelles de l’intérieur et de l’extérieur pour se mêler à notre propre chair. Cette inscription dans la réalité implique que nous nous comprenions comme en «en» étant et non pas seulement comme en «y» étant. Pour Merleau-Ponty, c’est «‘quelque part derrière ces yeux, derrière ces gestes, ou plutôt devant eux, ou encore autour d’eux, venant de je ne sais quel double fond de l’espace, [qu’] un autre monde transparaît, répondant de cette interpellation qui m’est faite’.» (1964 : p. 53).

Et c’est vers cette réalité du monde qui nous environne que doit tendre l’expérience originaire. Cette notion renvoie à la préexistence en tant qu’Umwelt phénoménal et institue, de fait, dans le rapport au monde un en-deçà, un déjà-là antérieur à toute conceptualisation à partir duquel va s’effectuer la relation explicite au monde. La conscience en acte permet, comme chez Husserl, ce retour aux choses mêmes, à un monde d’avant la connaissance, antérieur à toute abstraction et situé au-delà même du langage, de toute forme de relation. On retourne ici à une notion de transcendance qui pourrait expliquer ce qui conditionne l’organisation mondaine. C’est elle qui constituerait la réalité ultime de l’objet et que doit retrouver une compréhension déclinée sur le mode de l’Être de transcendance. Dans ses ultimes travaux, Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty abandonne même la notion d’acte ou d’action, au bénéfice de celle de sensorialité, qui elle-même supplante celle d’intentionnalité husserlienne. Dans ce «creusement» du sensible, il faut retrouver, par-delà la relation intentionnelle sujet-objet, une fondation originaire qui nous place, nous, sujet, dans une relation d’écart par rapport aux objets. En deçà de l’acte, il y a l’être d’une relation qui situe, comme préalable, en position de présence-absence, sujets et objets. Ce retour à l’ontologie ne s’effectue pas pour autant sur le mode direct. Tout comme son refus de l’intuition et de la représentation, Merleau-Ponty réfute la conception d’une connaissance immédiate de la chose. Il n’y a pas d’identification de la conscience du sujet avec les choses. Le réel pré-existe la perception en s’y situant en deçà et c’est cette présence-absence qui la rend possible du fait de la division et de la distance qui s’instaure entre l’objet et le sujet.