- Relation du sujet à autrui

Nous l’avons dit, Merleau-Ponty insiste sur l’omniprésence du corps dans la relation qui lie le sujet au monde qui l’entoure. Mais cette existence du sujet ne peut s’enfermer dans une philosophie purement subjective où finalement tout se ramène à un Je constituant. Pour Merleau-Ponty, c’est encore le corps qui permet la conceptualisation de la relation au monde, à l’objet mais aussi à l’autre. C’est donc par la co-présence de l’intercorporéité, par ces notions de «co-présence» et de «co-existence», que se réalise cette présence du corps comme condition d’être dans un monde partagé, où la corporéité devient le noeud de ces entrelacs qui lient le sujet à autrui, au monde et à lui-même. Pour reprendre les images de Merleau-Ponty, ma vie s’entrelace avec les autres vies, mon corps avec les choses visibles, mon champ perceptif recoupe celui des autres. Nos temporalités, nos durées se mélangent les unes avec les autres. Du Je fondateur de l’expérience co-émerge un Nous collectif, hantant toute question relative aux choses.

Et c’est de nouveau le regard, l’acte visuel, qui apparaît comme ce geste originaire de partage et d’ouverture à l’autre. Le visible, le regard, permettent l’émergence d’un monde où le sujet se trouve englobé par ce qu’il examine, en se découvrant lui-même examiné. Ainsi le voir devient une qualité par laquelle nous caractérisons le monde, où l’autre-sujet n’est plus considéré dans son identité mais sous un certain aspect. La relation d’altérité devient une relation pour quelqu’un. La perception de l’apparition de l’autre se caractérise comme l’observation d’un point de vue possible qui peut varier. Toute chose, tout individu perçu, présente une pluralité de points de vue possibles, ce qui est la marque de sa réalité. Lorsque je perçois, le point de vue que j’adopte m’en interdit d’autres. Je dois me mettre en mouvement, quitter la place que je m’étais assignée, afin d’accéder à une autre situation qui m’offrira d’autres profils. Mais ce là-bas peut être aussi occupé par autrui. Nous allons donc nous retrouver ensemble co-percevant un même objet, ce dernier révélant à chacun des profils particuliers. Le partage du sens peut alors contribuer à une communauté de perception de l’objet.

Le problème se reconfigure lorsque c’est autrui qui, comme dans la situation d’observation participante propre à l’ethnologie, devient l’objet perçu. Il est lui-même observant, m’observant moi-observant, je le reconnais comme sujet, tout comme lui me reconnaît comme sujet, puisque nous nous reconnaissons déjà chacun en soi comme sujets. Le regard dans la rencontre doit se faire mobile afin que soit possible la pluralité des points de vue sur une présence dans la relation à l’autre, cet autre devenant à la fois alter-ego et ego-alter. La rencontre d’autrui s’affirme, tout comme dans l’acte de perception, comme un phénomène qui m’inscrit dans une relation mondaine. Celle-ci se configure dans la notion de pli qui nous ramène à l’ontologie, c’est à dire à une instauration, une communication directe entre moi et les choses, par cet entrelacement qu’est la relation avec le monde et avec autrui. C’est donc à partir de l’expérience des autres et du monde, de ces notions d’en-réciprocité que sont l’action, l’inter-action, l’inter-réaction et qui toutes tentent de traduire cette intrication qui me mêle à autrui en lui faisant perdre son statut d’extériorité, de témoin distancié que co-émerge un monde de partage, un univers de lieux-communs, ce que Merleau-Ponty a qualifié d’inter-monde comme principe nécessaire de réciprocité. Et cette notion nous est précieuse puisqu’elle nous permet de mieux comprendre ce qu’engage la relation à l’autre dans son étude. Elle nous confronte, de la même manière, à nos propres responsabilités puisque l’interaction n’est plus perçue comme une position de surplomb où, nous, ethnologues, viendrions observer notre objet d’étude mais bien au contraire comme une posture où nous, identifiés comme ethnologues, serions engagés à partager cet inter-monde avec les autres. Comme l’écrit Merleau-Ponty, «‘Être une conscience ou plutôt être une expérience c’est communiquer intérieurement avec le monde, le corps et les autres, être avec eux au lieu d’être à côté d’eux.’» (1945 : p. 113).

L’inter-monde se constitue donc communément, par une unité intersensorielle partagée, et à partir du «monde naturel» qui pré-existe ma perception. La pluralité des perceptions qui s’en dessine compose, dès lors, une multiplicité de mondes partant d’un monde unique. Si les objets paraissent pluriels puisque diversement interprétés, une structure intelligible, située en deçà de mes pensées et de celles des autres, affirme pourtant l’unicité du monde par-delà les événements. Il y aurait une certaine correspondance, par le fait de la communauté, entre les vécus d’autrui et mes propres conduites et pratiques. Nous comprenant réciproquement comme consciences, comme Moi éprouvant des vécus et participant du même monde, nous nous saisissons mutuellement en tant qu’observé-observant de nos propres conduites. De nouveau, cette omniprésence du jeu d’interversion des statuts d’observateur-observé, nous mène à accepter l’idée que nos propres significations du monde co-émergent avec celles d’autrui. Ainsi, pour Merleau-Ponty, nous partageons une histoire qui n’est plus vraiment ni mienne, ni sienne, mais une histoire commune qui nous fait vivre dans le même inter-monde originaire. De fait, si l’on suit les conséquences de cette approche, toute connaissance de l’inter-monde, donc plus précisément toute science sociale, implique que l’autre-chercheur appréhende la société comme vécu et non comme objet. L’objectivation s’opère ainsi dans un processus compréhensif où le sens se trouve réélaboré dans une description qui nécessairement prend en compte le sujet dans ce qu’il étudie.