- Corps et langage

La philosophie de Merleau-Ponty, en tant que pensée de l’entrelacs, insiste sur le fait que la compréhension du sujet ne peut s’effectuer dans les termes d’une représentation du monde mais plutôt dans les termes d’une présence à celui-ci. Par la notion d’acte, que nous avons précédemment présentée, tout geste, mais aussi toute parole, participent de cette dynamique de l’expression qui nous ouvre au monde. Elle contribue à la mise en perspective de la réalité, où visible et invisible, manifeste et latent, se voilent et se dévoilent. La pensée de Merleau-Ponty, en tant que pensée de la relation, instaure un rapport au monde, donc par définition à autrui, qui se concrétise dans l’échange et par le partage de sens.

Le corps, de fait, contribue à cette relation, tout comme le geste, la parole, qui deviennent, ensemble, l’effectuation d’une articulation de présence au monde. Pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, cette modalité particulière d’expression est une existence en acte. De cette façon, la participation à la signification peut être comprise, en général, comme un langage symbolique. Celui-ci se modélise, selon Bernard Andrieu, en deux types particuliers de langage. En effet, pour lui, «‘Le langage incarne le sujet : soit par le langage corporel où les gestes expriment des significations intimes, soit par le langage verbal où le mot transporte sans sa structure phonique les modulations de la parole. Le ton de la voix indique une présence au monde singulière qu’il faut savoir accueillir en même temps que la signification. Le son est engagé dans le sens’.» (1994 : p. 215). Langage et corps participent donc tous deux de cette situation qui les place dans et face au monde. Ce sont deux systèmes signifiants par lesquels l’individu investit le monde de sens, donc le pense, le comprend pour agir. Tout comme l’expérience subjective, une cérémonie, des paroles, des gestes, des techniques expriment un point de vue prenant toute leur dimension dans et par le corps, celui-ci n’étant plus alors conçu comme une matière inerte. Il devient ce lieu privilégié par lequel s’effectuent les interactions, donc la communion avec son contexte. Co-émergeant avec le langage, comme geste linguistique, c’est ensemble qu’ils auront une prise directe sur le monde. Et nous verrons plus loin à quel point la question de l’énergie, principe commun aux pratiques de yoga qui nous préoccupent, entre en résonance avec cette question d’un corps en lien et signifiant du fait même de ce lien.

Lors de la réduction phénoménologique, où nous éprouvons le monde dans sa présence, la parole, comprise comme émanation sonore plutôt que comme élaboration discursive, est l’acte nécessaire originaire par lequel est rompue l’expérience du silence. Dans cette perspective, le vécu, en tant que vécu parlé, devient la condition de l’être. Mais dans la donation originaire c’est le langage et, de nouveau, la vision qui se combinent dans cette appréhension immédiate du monde. Au travers de cette «articulation avant la lettre», tous deux détiennent une capacité d’ontogenèse. L’acte de voir se fait alors acte de langage. Dans cette perception des choses, vues telles qu’en elles-mêmes, la vision perçoit cette organisation des choses qui les entrelacent. Elle autorise la perception, par et dans les objets, d’une solidarité invisible. Comme «parole silencieuse», l’acte de voir précéderait, originairement, l’étape verbale, ce postulat éminemment ontologique tendant à montrer que le langage, par la réduction, doit retourner à un état de parole originaire. Cette parole serait, selon Mikel Dufrenne, «‘appelée par la chair du monde et préparée dans la chair du corps’», de fait «‘cette autre chair implique toujours la réversibilité, non plus du visible et du voyant, mais ’ ‘«’ ‘ de la parole et de ce qu’elle signifie »’.» Ainsi, «‘l’idée a toujours ’ ‘«’ ‘ une existence presque charnelle ’ ‘«’ ‘, mais en retour la signification peut rejaillir sur ses moyens et ’ ‘«’ ‘ s’annexer la parole qui devient objet de science ».’ ‘»’ (in Esprit, 1982 : p. 48). L’idée aurait une existence quasi charnelle, la signification, de façon réversible, serait contenue muette et silencieuse dans les choses et pourrait rejaillir et annexer la parole. Afin de bien saisir ce double statut de la parole en tant que modalité particulière de l’expression, Merleau-Ponty procède à un découpage. Ainsi, il y aurait, d’un côté, la parole-parlée qui est une parole de type instrumental. Elle est liée à l’usage et c’est par lui qu’elle s’actualise, se temporalise et existe. C’est une parole de paroles empiriques, conformée par une répétition qui en a altéré le sens originaire. Au-delà de cette parole qui n’est que base d’un échange conventionnel de conversations se découvre, d’autre part, une parole-parlante qui, elle, est contemporaine d’elle-même, c’est-à-dire inaugurale, auto-originaire et tournée vers l’avenir. En tant qu’instrument de connaissance du monde, il serait possible d’interroger son authenticité et son adéquation avec celui-ci. C’est donc à cette parole qu’il faudrait retourner tout en tenant compte de son effectuation par la langue, donc par un système d’échange qui nous pré-existe et cela afin d’atteindre la plénitude première du monde. Dans La prose du monde (1969), Merleau-Ponty parlera de parole-conquérante dans le cas de la parole-parlante, et de parole-instituée pour la parole-parlée cherchant ainsi à insister sur ces modalités différentes de l’activité langagière du sujet parlant.

Quoi qu’il en soit ces différentes dénominations insistent sur le fait que par-delà son usage, donc son histoire, le langage doit être réinterrogé, creusé, «tordu» afin d’effectuer ce retour aux choses mêmes. Il doit, dans cette logique, retrouver cet aspect inaugural qui autorise l’expression du sens. Il n’est ni dans, ni sur les mots, il est là-bas quelque part, au-delà ou en deçà, et c’est sur lui que doit se fonder la logique même de la parole. Mais pour autant l’histoire n’est pas évincée par Merleau-Ponty, car c’est en elle que le langage opère, au présent et de manière à chaque fois renouvelée, des sédimentations successives de la parole sur le sens. De fait, si l’histoire a un sens, celui-ci n’en est pas pour autant unique. Le sens de l’histoire, comme effectuation de ces sédimentations, se transforme sous l’effet de nos pratiques. Il change par l’émergence des possibles. En devenant contingent, le futur ne peut plus être compris dans une conception rétrospective. Le futur vient au présent, il n’a plus cet aspect réel et nécessaire car il est un avenir ouvert à nos choix. Élément de l’existence, il participe, en tant que temps historique à cet entrelacement des lignes qui, elles, nous interrogent quant à l’importance pour le futur de nos choix présents. Le temps, comme condition de l’existence de ces entrelacs, pose les fondements nécessaires, constitutifs de la relation à autrui.