- Apports et limites de la phénoménologie pour une science sociale

Il nous semble qu’en tant qu’attitude de pensée, la phénoménologie telle qu’elle a été poursuivie par Merleau-Ponty interroge et étaye les questions qu’une démarche compréhensive pose tout autant à la sociologie qu’à l’ethnologie. Le monde social est vécu donc compris comme un monde constitué par des opérations de synthèses où sont reconnus les différents types d’ensembles cohérents de sens que les sujets, en relation, produisent dans leurs pratiques quotidiennes en portant leur attention sur des objets susceptibles d’expérience. Dans notre questionnement, la phénoménologie en général, comme pensée d’un phénomène quel qu’il soit, nous aide à conceptualiser le corps, qui nous intéresse plus particulièrement nous référant aux pratiques corporelles que le yoga met en oeuvre, dans un vivre qui implique une signification. Il n’est plus pour nous cette structure morte, séparée, décharnée, réduite à un objet anatomique, mais bien au contraire, un référent construit théoriquement par lequel le sujet se présente au monde et à autrui et non pas s’y représente. Il est alors possible de penser la notion d’acte même si, nous le verrons, nous lui préférerons le concept d’action et par là de comprendre son engagement en tant que sujet-acteur dans un contexte précis.

L’individu, en prenant chair, est à considérer comme engagé dans et par son corps, tous deux coémergeant dans un processus d’expressions, de fait, commun. Compris dans ce sens, le questionnement phénoménologique peut nous aider à nous séparer d’une interrogation ontologique et essentialiste où la vérité n’est plus construite donc interrogeable mais donnée. Dès lors, il peut contribuer au passage sémantique de l’analyse d’un discours direct à celle d’un discours conçu dans son style indirect. Ainsi, ce ne seront plus des propositions prises pour elles-mêmes, en accord avec leurs conditions de validité, qui vont nous intéresser mais plutôt l’analyse d’énoncés qui seront rapportés à leurs énonciateurs. Comme le dit Vincent Descombes dans Critique de la raison phénoménologique, la phénoménologie consiste à ce passage qui nous conduit à nous demander ce qui est dit de l’objet. «‘On ne dit plus : voici ce qu’il en est si la proposition est vraie. Mais : voici ce que pense ou croit telle personne, si elle s’exprime de cette façon.’ ‘»’(sous la direction de Jacques Poulain, 1991 : p. 19). Nous nous retrouvons donc impliqués du côté du sens, mais d’un sens vécu et exprimé par l’acteur et cela indépendamment du fait que nous puissions savoir si la proposition est concrètement vraie ou non. Il devient alors nécessaire d’interroger la manière dont s’élabore, se construit ce point de vue que le sujet porte sur le monde par ce qu’il en dit, par les expériences qu’il met en pratique.

Les interrogations que Merleau-Ponty a posées sur la relation entre corps et sens, nous paraissent encore, et sous bien des aspects, pertinentes. En effet, le vivre incarné, ce corps phénoménologique, ce corps vécu, prend sens à travers le langage. Mais cette présence du corps, par le sens, se fait de la façon la plus large possible. Les discours, les gestes, les bruits, les expressions corporelles... dans, par et avec l’institution d’un langage, rendent possible le partage intersubjectif, donc permettent l’élaboration d’une communauté de sens. La notion d’entrelacs se montre ici d’autant plus précieuse que le sens se pluralise, s’effectuant à de multiples niveaux à la fois et se transformant, s’élaborant dans le temps. En prenant comme concept cette notion de sens en mouvement et en élaboration, le chercheur peut s’inscrire dans une démarche qui rend compte d’un processus sémiotique global qui comprend à la fois les comportements kinésiques de l’acteur en tant que signifiés, mais aussi son discours. Ensemble, ils seront temporalisés par la mise en place d’un apprentissage comme acquisition de manières particulières d’agir, de sentir, de toucher, d’entendre et de penser. Pourtant, si ces règles du vivre-ensemble peuvent paraître unifiantes et réductrices, il ne faut pas oublier que les acteurs ne sont jamais structurellement et fonctionnellement identiques. Dès lors, chacun par et avec son corps pourra se situer, comprendre et appréhender le monde, percevoir le temps et l’espace par une reconsidération des significations et images qu’il se fait de lui-même. Il est important, selon cette conception du sujet, de toujours l’appréhender comme situé dans un contexte qui contribue socialement à sa reconsidération et dans lequel il va, lui-même, effectuer des choix et affirmer ses préférences. Cette idée, proche de celle d’inter-monde, implique une vision du social et du cognitif où ils sont indissociables l’un à l’autre, l’un de l’autre.

De son côté, Marc Richir (1988, 1993) tente de suivre la voie tracée par Maurice Merleau-Ponty en articulant le champ phénoménologique et la notion d’institution symbolique. Il cherche ainsi à dépasser la vision d’un corps qui accéderait de manière directe au monde et pourrait le comprendre sans l’intermédiaire de «représentations», ou d’une quelconque fonction «objectivante». Pour lui, «‘L’institution symbolique de culture englobe chaque fois tout le champ de l’être et du ’ ‘penser’ ‘ humain.’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘... le corps en fait partie intégrante : il est toujours non seulement déterminé (’ ‘«’ ‘codé’ ‘»’ ‘) en ce qui le met en ordre ou en équilibre, mais encore, dans le même mouvement ’ ‘«’ ‘dressé’ ‘»’ ‘ à ce que l’on nomme, depuis l’anthropologie, les ’ ‘«’ ‘techniques du corps’ ‘»’ ‘, qui varient d’une culture à l’autre’.»(1993 : p. 30). Le corps compris comme partie du monde, mis en jeu dans l’inter-action et dans l’inter-réaction, devient cette incarnation qui permet l’emboîtement de l’existential phénoménologique et symbolique. En tant que factuel, le «physique» est indissociable du symbolique puisqu’il y trouve son ancrage. L’institution symbolique comme élément polyadique d’une relation qui lie entre eux les acteurs, contribue à organiser les comportements corporels. Ainsi, le rite peut être saisi comme l’effectuation de cette institution. De même que l’expression, il met en jeu le corps en le signifiant par des gestes, des actes, des paroles, des contacts, des épreuves... En s’appuyant sur des traditions, comprises comme ensembles de significations, il implique le sujet qui choisit, lui aussi, de s’impliquer et lui permet de redéfinir les choix, les règles, qui vont jalonner son existence par la redéfinition d’un mode de vie et d’un statut. Le rite devient, par conséquent, l’affirmation et le partage d’une expérience signifiée. Expérience qui, si elle est collective, ne doit pourtant pas faire oublier que chacun des acteurs qui y participe se la réapproprie et la signifie de façon individuelle. La notion du rite, ainsi entendue dans une certaine perspective phénoménologique, peut être comprise comme un concept qui pose de manière cruciale la question du sens de l’action en tant que dynamique d’interprétation. Tout comme celle d’apprentissage et de technique, elle insiste sur l’idée d’un corps en transformation, immergé au sein d’un champ social et culturel particulier où s’entrelacent les notions de trajectoires singulières, d’intersubjectivité, ainsi que celles de temporalité et de contexte.

Bien que le courant phénoménologique nous aide à appréhender l’expérience vécue, celle du corps propre, du contact corporel..., nous devons, pourtant, nous garder d’une tendance qui placerait le corps comme source primordiale de signification et d’expression. Cette sorte d’apologétique du vécu sensoriel et sensuel, poussée à l’extrême, proscrirait, en effet, tout souci théorique, toute analyse objectivante et cela au nom du ressenti et de l’expressif. Le risque majeur de cette pensée serait de présenter un corps qui ne saurait plus s’il contemple son propre spectacle, pour reprendre une image de Hans Dieter Bahr (sous la direction de Jacques Poulain, 1991 : p. 227), ou si ce contemplé ne fait pas lui même déjà partie de l’action. Cette dérive peut devenir un obstacle pour la recherche si, dans l’ethnologie participante, sous couvert de participation, elle engage le chercheur dans une fusion affective à son terrain, où la distanciation critique n’a plus raison d’être, donc plus prise. L’immersion de l’observateur dans le contexte qu’il étudie est tout autant nécessaire, qu’inévitable puisque par elle il participe à la même communauté d’expérience. Mais, il nous semble que ce partage expérientiel peut s’effectuer selon, de multiples modalités. Il n’y a pas une seule voie possible, quasi transcendante, de partage de l’expérience, il y en a une multiplicité, ce que Merleau-Ponty a tenté de montrer avec sa notion de «points de vue possibles» sur un objet. Observer implique un déplacement, une dynamique mais il n’est pas, car il ne peut pas être, une confusion du statut observateur-observé. L’enjeu de l’observation se situe plutôt dans un entre-deux, dans cet aller-retour permanent entre observation et participation, et c’est ce mouvement même qui rend possible une interprétation, la nôtre, qui n’est pas réductible à d’autres et qui n’est pas, non plus, la restitution ultime de la réalité telle qu’elle serait.

Cependant le questionnement phénoménologique permet, par sa prise en compte particulière de la réalité, de relier l’exercice philosophique à un travail de description. Cette question ne peut nous laisser insensibles. En effet, en interrogeant l’importance du regard, elle réinstaure cette possibilité de la description en liberté. Ceci va de paire avec l’idée précédemment avancée sur les points de vue possibles. Dans cette démarche, la question du regard du chercheur, dans son originalité et dans sa singularité, est posée. Pourtant, cette idée du voir ne peut aller de soi. Le monde ne se laisse pas voir dans sa totalité. L’ethnographe n’est pas une sorte d’enregistreur-neutre des faits. Confronté à l’altérité, il participe à un contexte qui ne cesse de se redéfinir, de se transformer. Ainsi, il nous semble que la notion de «foi perceptive» doit être abandonnée car elle nous confronterait à l’obstacle ontologique d’une démarche phénoménologique pure. Nous ne pouvons retourner à l’idée d’un «secret du monde» qu’il faut trouver, auquel il faut revenir de façon rétroactive et qui serait contenu dans notre contact avec lui. Cette notion de foi perceptive, en tant que sensibilité pure, fait en effet appel tout autant à l’immersion qu’à la révélation immédiate du sensible. Dans la tradition husserlienne, dont Merleau-Ponty a été héritier sous certains aspects, il nous faudrait découvrir un en deçà des choses, découverte qui se déroulerait indépendamment de toute forme de conceptualisation, rationalisation et signification. Certes pour Merleau-Ponty, c’est la réflexion qui va permettre au sujet de construire de manière réflexive le monde, mais avant toute réflexion, et pour que celle-ci soit possible, le sujet doit s’inscrire dans une attitude de fréquentation «naïve du monde». C’est elle qui rendrait possible le retour à un en deçà, à un Soi, en attente dans l’être d’une ouverture vers l’extériorité. Cette ek-stase ne serait possible qu’au prix d’un complet détachement qui tend à éliminer toute notion (de représentation, d’image, de sujet, d’esprit, d’ego...) qui distinguerait le sujet des choses.

De la même manière, la notion husserlienne d’évidence phénoménologique participe d’un présupposé ontologique semblable. Or, selon nous, intervient, ici, en tant que médium, la notion de langage qui met en évidence la facticité, la contingence, caractérisant historiquement les mondes vécus. De ce fait, la conscience husserlienne de l’évidence transcendantale est à remettre en question par l’idée d’une contextualité conditionnée par le langage. Il n’est plus possible, en suivant le raisonnement de Karl Otto Apel (sous la direction de Jacques Poulain, 1991 : pp. 39-41), de faire appel à l’évidence apodictique d’une vision catégoriale, ou d’une intuition des essences, puisque les énoncés ne sont fondés que par des énoncés et non par une évidence phénoménale. Il nous paraît important d’insister, afin de franchir l’étape phénoménologique, sur cette dimension pragmatique de l’usage du langage. Il s’ensuit que l’évidence, au sens de Husserl, n’est qu’évidence pour la conscience, mais en tant que phénomène cognitif elle est une énonciation sur le monde qui renvoie alors à une interprétation verbale. Par conséquent, l’évidence comme critère de validité subjective ne suffit plus puisque le langage nous confronte à une intersubjectivité donc à des prétentions liées à des énonciations et des interprétations du monde et de soi-même. Ainsi l’époché, comme suspension de toutes les suggestions de réalité, afin de permettre l’exercice de la conscience, évacue ce qui, dans son rapport spécifique, la constitue, en l’occurrence ce rapport pragmatique par lequel elle s’établit comme rapport à la réalité. L’époché oublie le fait qu’elle est une réflexion sur une réflexion, qui s’est produite elle-même.

Dans ce processus de connaissance, l’homme n’a pas de rapport direct à soi. Il se pense avec les choses, il se projette par une intention qui vise un but. Sans cela l’individu, en tant que simple fonction de connaissance, ne pourrait être conscient du fait qu’il connaît, il serait un miroir qui refléterait sans avoir conscience de ce qu’il reflète et cela parce que n’ayant pas cette réflexion en soi, insécablement liée à celle de réflexion dans l’autre, il ne serait pas tributaire d’une action. La connaissance, par l’idée d’action, implique qu’elle se reconnaisse comme connaissance effective. L’action comme action qui se reconnaît comme propension à réaliser, place le sujet dans cet accord avec lui-même et l’objet désiré. Le sujet mène l’objet à sa destination tout en se menant lui-même à sa propre destination. Ainsi, l’action spécifique qu’est l’action de parole autorise, et nous allons bientôt l’examiner de plus près avec le courant philosophique pragmatiste, l’identification des interlocuteurs à ce qu’ils se disent et à ce qu’ils disent des objets, des désirs et des actions elles-mêmes... En se reconnaissant mutuellement et réflexivement par l’accord et le partage de la parole comme expression de l’expérience, la communication mène les interlocuteurs à quitter leur solipsisme et leur subjectivisme. La parole conditionne la reconnaissance des individus et rend possible le partage de l’expérience. Enfin, et comme nous le verrons plus loin, le langage introduit le concept de durée, il permet le passage en réalisant dans l’instant le passé et le présent. Il est indissociable des notions d’institutions, d’actions et d’expressions, qui elles-mêmes se trouvent liées à celle de significations et de temporalité. Comme l’a montré Pierre Livet (in Esprit, 1982), l’analyse du pli, que Merleau-Ponty avait élaborée, nous a permis de penser spatialement la pluralité, le chiasme, l’entrelacs, mais a oublié et évincé la pluralité de sens constitutive des temporalités. L’ethnographie, en tant que description certes spatiale, ne peut en revanche faire abstraction de sa dimension temporelle, et donc de la notion de transformation. De même, tout en reconnaissant la nécessité de l’acte de voir, nous devons nous montrer prudent face à une conception de l’observation qui serait dominée implicitement par ces a priori quasi métaphysiques que sont les notions d’évidence et de vérité de l’en deçà qui conditionneraient toute réalité.