2. 2 Le détour pragmatique : jalons pour une approche pragmatique du langage

Si, comme nous l’avons dit, afin de dépasser l’a priori phénoménologique nous nous référons maintenant à une approche pragmatique du langage, il est alors nécessaire d’évoquer en quoi, conceptuellement, mais aussi dans une histoire des idées, cette approche nous permet de prolonger et de reconsidérer les notions non seulement de langage, mais aussi celles de conscience, d’action, de croyance.

Selon Karl Otto Apel (op. cit.), bien que s’inscrivant dans une tradition de pensée plus européenne13, la philosophie, du point de vue conceptuel, en connaissant le tournant pragmatique, a dû abandonner un modèle ontologique de la conscience de soi au bénéfice d’une conscience communicationnelle. Pensé dans les termes d’une pragmatique, le langage, déplace la mise en suspens du jugement lié à la présence de soi à elle-même, propre à l’époché phénoménologique, en faveur d’une reformulation du problème husserlien dans les termes posés d’une essence philosophique de l’humanité construite sur le langage lui-même. Dans ce prolongement, Jürgen Habermas (1987) présente l’approche d’une théorie du langage comme le nécessaire éclatement d’une théorie de la conscience. La société ne peut plus être pensée sur le modèle du monde vécu, compris comme un flux d’expériences intentionnelles, mais selon l’idée de communication, à savoir entendue comme un ensemble cohérent de structures symboliques formé par un tissu d’actes de communication. Dans une théorie proprement universaliste, Habermas indique que les notions d’expérience, de tradition..., toutes ces notions familières aux réflexions sur la culture et qui de fait nous intéressent, ne peuvent plus cohabiter avec celle d’implicite quasi métaphysique, qui sera remplacée par les concepts de discours, d’argumentation, d’entente réalisée par le langage... Dans cet ordre d’idée, il nous semble que ce projet théorique par son élaboration philosophique première en tant que pragmatisme puis, ensuite, plus proprement linguistique en tant que pragmatique, présente une série de concepts décisifs de par leurs conséquences théoriques. Il nous parait donc important, dans un premier temps, de les examiner afin de saisir à quel point ils peuvent devenir déterminants quant à la compréhension et à la théorisation d’un phénomène culturel dans le cadre d’une science sociale et plus particulièrement d’une réflexion ethnologique.

En nous appuyant sur l’ouvrage de Richard Rorty L’espoir au lieu du savoir (1995), nous scinderons le courant philosophique pragmatiste, d’origine américaine et débutant à la fin du XIXeme siècle, en deux courants principaux : les philosophes pragmatistes dits «classiques» qui ont tenté de thématiser la notion d’expérience et les philosophes pragmatistes dits «néo-pragmatistes» qui, eux ont centré le projet pragmatiste sur le thème du langage, compris dans une visée pragmatique.

De façon générale, la thématique commune de ces deux courants, issus d’une même dynamique de pensée, est l’accent mis sur la notion d’action. Son émergence va nous amener à abandonner non seulement toute notion d’a priori transcendantal, mais aussi à rejeter l’idée classique de substance. De fait, la chose n’existant plus en soi, le critère même de vérité s’en trouve redéfini. Elle n’est plus une qualité considérée comme un attribut de la chose mais peut-être désormais saisie comme idée si bien que l’existence de la réalité, elle-même, va dépendre de l’idée que nous nous en faisons. Ainsi, par l’action, une dimension instrumentale et effective peut être attribuée à notre rapport au monde. Nous existons en agissant à l’intérieur d’un contexte social et culturel dans des rapports d’intersubjectivité. Dès lors, il nous apparaît déterminant de souligner l’importance que va prendre, dans notre travail, les notions de relation et d’action entendues comme concept central d’une compréhension holiste d’un phénomène culturel et qui, nous le verrons ultérieurement dans le cas du yoga, revêt un caractère extrêmement pertinent.

Notes
13.

Bien que présentant certaines similitudes, nous ne pouvons cependant placer sur le même plan les conceptions américaines et européennes, plus précisément allemande, de la notion de pragmatique. En effet, l’une en fait l’élément fondamentale d’une conception universaliste de la communication humaine (Apel et Habermas), alors que l’autre l’intègre dans une vision plus locale et utilitaire de l’action intentionnelle (de Dewey à Rorty, à qui il est souvent objecté une certaine forme de relativisme).