- La conscience et la connaissance comme modalités de la croyance

Chez Peirce, la notion de concept caractérise cette présence à l’esprit d’images particulières et non générales. Tout comme l’idée de sensation complexe que nous avons précédemment amenée, le concept est un processus d’inférence qui généralise, c’est-à-dire abstrait et combine. Il est corrélatif de l’habitude. En effet, la pensée est portée par l’attention qui est elle-même attirée lorsque le même phénomène se répète. Les habitudes seront engendrées par un acte d’induction qui met en rapport attention et abstraction. Ainsi Peirce contredit la conception cartésienne des idées intuitives, des idées claires et distinctes. Le concept est le fruit d’une habitude, elle-même disposition mentale à agir conditionnelle. De plus, Peirce, contrairement aux conceptions de la philosophie classique, refuse l’idée d’une connaissance première qui serait la donatrice originaire de la présence à la conscience. Dans sa conception, nous ne pouvons pas savoir si une connaissance est directe, intuitive ou si elle a été déterminée par une connaissance antérieure. Puisque toute connaissance a pour cause des connaissances antérieures, elle doit être comprise comme un processus mettant en jeu des relations entre différentes connaissances. Selon Peirce, il n’existe pas de premier terme. De même, si la conscience est toujours conscience de quelque chose, elle peut être conscience d’un objet, nous faisant ainsi entrer dans un processus évolutif où nous passons de la sensation à la conscience, pouvant être elle-même conscience de soi, c’est-à-dire une connaissance de nos sentiments sans qu’il y ait existence d’un moi, ce dernier étant lui aussi le résultat d’une inférence.

Tout comme la sensation, la connaissance peut se modéliser en trois catégories principales que sont la présence, la secondéité et la tiercéité. La présence, entendue comme une sensation simple, appartient à la catégorie de la qualité. En tant que sentiment, c’est une idée qui se suffit à elle seule sans considération de rien d’autre. Ce sentiment-sensation est une «priméité» car au contact direct des choses. Toutes les qualités appartiennent à la catégorie de la «priméité universelle». La secondéité, elle, est cette catégorie qui nous fait entrer dans la relation et dans l’existence. Pour prendre un exemple, le sentiment de priméité de rouge n’implique pas la rose, mais la secondéité implique elle la priméité. La rose ne peut être sans sa couleur. Quant à la tiercéité, elle renvoie à celle de continuité et de généralité. La représentation intervient ici comme intermédiaire permettant de comparer des objets semblables bien que différents. C’est pour cela que nous sommes, par la tiercéité, dans un ordre du général qui permet l’élaboration logique de concepts rationnels.

À l’instar de la connaissance, la signification - en tant que résultat réel ou possible de l’expérience - peut être modélisée selon trois types. Pour Peirce, la pensée est une pensée par signes, et par l’intermédiaire du signe la pensée renvoie à une autre pensée. Le signe est provoqué par un objet matériel, ou de pensée, qui produit un effet sur la personne, et que Peirce va qualifier d’ «interprétant». En d’autres termes, le signe est un intermédiaire entre un interprétant et son objet, ce qui établit une relation triadique entre objet, interprétant et représentamem. Selon Peirce, il existe trois types de signes qui sont l’index, qui marque une relation entre signe et objet sans que la référence à l’interprétant ne soit nécessaire ; l’icône, qui relie de façon suffisante un signe et un interprétant ; le symbole, qui fait reposer la signification sur une convention, une norme.

Quant à James, il conçoit la conscience de façon intentionnelle. La marque et le critère de la présence du mental dans un phénomène sont liés à la poursuite de fins et de choix quant aux moyens pour les atteindre. Dans cet ordre d’idée, la conscience est un changement continuel. Tout comme pour la connaissance, au sens de Peirce, deux états de conscience ne sont jamais les mêmes. La pensée est à la fois présente et héritière. Elle n’a pas d’objet mais un contenu entier, fait de la fraction d’un flux. La conscience ne peut plus être définie comme substance et la pensée doit être appréhendée plutôt comme «penseur», c’est-à-dire, au sens fonctionnel, dans un processus toujours changeant bien que toujours héritier. Ainsi, de même que pour la conscience, la volonté n’existe pas à l’état pur, elle se réalise dans l’acte. Dans cette optique, c’est l’idée que je veux accomplir qui détermine ce que seront mes mouvements. Ainsi, James découpe la connaissance en deux types qui sont la connaissance élémentaire, qui comme pour Dewey et Peirce est donnée par la sensation ou la perception immédiate puisqu’elle est purement personnelle et subjective et la connaissance «au sujet de» quelque chose et qui peut se modéliser en deux catégories, celles de la conception et celle du jugement. La conception est une fonction qui isole une partie de ce qui se présente à nous pour en faire quelque chose de précis et d’immuable, ce qui renvoie à la capacité de généralité peircienne. Le jugement, quant à lui, en tant que modalité d’action, n’est pas une opération abstraite, il a un support et une explication physiologique.

Dewey, lui, lie la connaissance à la notion de signification et plus particulièrement à celle de meaning. Un signe ne peut rester isolé car il en suggère nécessairement d’autres. Ainsi, il y a formation d’un système mais qui ne comporte pas de règles univoques, celles-ci pouvant en effet être sujettes à transformation selon différentes circonstances liées à la psychologie ou aux habitudes de pensées. Dans le prolongement d’une certaine thématique peircienne du processus d’abstraction, le meaning, en tant que formation de l’action, permet l’identification et la classification de la réalité. Le jugement, l’usage et l’utilité contribuent à son accroissement conceptuel. La connaissance, pour Dewey, s’inscrit dans le postulat global de relation où sujet et environnement sont en interaction. Ce qui cause la réflexion, ce n’est pas la pensée réflexive mais la nécessité de rétablir un équilibre perturbé (comme la situation de doute chez Peirce). Ce malaise (et cela contrairement à Peirce) s’ancre plus dans le domaine de la biologie ou de la psychologie et situe l’individu et sa pensée en continuité avec son milieu, à la façon d’un organisme biologique. Dewey détaille ce processus global d’inférence, qu’il nomme aussi l’ «enquête» en cinq étapes successives que sont la situation de doute, la phase d’observation, l’évocation des idées, le raisonnement, et enfin la vérification. Ainsi, ce passage de l’indéterminé au déterminé engendre, pour le sujet, des relations nouvelles, donc de nouvelles significations. Mais cette conclusion reste relative et peut être à tout moment remise en cause par la mise en route d’une nouvelle enquête, si bien que la connaissance reste contingente et incertaine. Ce postulat est valable aussi pour la connaissance scientifique. L’objectivité est garantie par l’accord de la communauté des chercheurs. Les connaissances ne peuvent devenir vraies que par l’addition de significations et de vérifications. Pour Dewey, nous nous acheminons peut-être vers une vérité finale, à l’instar de Karl R. Popper (1991), mais dans cette progression l’idée de croyance en des lois universelles est à rejeter. Du fait de l’impossibilité de séparer l’objet du mental, il ne peut y avoir d’épistémologie transcendante.