- Vérité et Réalité

Dans la démarche de Peirce, la réalité ne signifie rien d’autre que la vérité des énoncés relatifs à cette chose. Elle reste malgré tout un postulat. Théoriquement, Peirce inclut une modalité réelle qui implique une nécessité réelle et une possibilité réelle. La réalité existe, car elle peut être connue. En effet, une chose qui ne pourrait jamais être connue ne peut exister. Dans ce prolongement, un énoncé est vrai si et seulement si aucune de ses conséquences perceptuelles n’entre en conflit avec l’expérience. La communauté doit aussi partager, et nous retrouverons cette idée chez Habermas (1987, 1995), et accepter l’énoncé. Comme pour Dewey, la vérité est provisoire et cela parce que l’expérience s’affine et s’étend. La vérité scientifique subit la même appréhension philosophique. Elle est la concordance d’un énoncé abstrait avec la limite idéale vers laquelle tend une recherche pour parvenir à une croyance scientifique. L’énoncé doit ainsi rendre compte de sa partialité et de son inexactitude. Avec Dewey, Peirce s’accorde sur l’idée d’une vérité ultime vers laquelle tendrait la communauté en s’en rapprochant indéfiniment. Cette conception voit dans ce cheminement, un espoir régulateur qui tendrait à faire progresser qualitativement la perpétuelle incertitude et le continuel renouvellement des énoncés et des connaissances.

James, comme Peirce et Dewey, réfute l’idée rationaliste d’une vérité absolue. Elle n’est pas une propriété qui appartiendrait en propre à l’objet indépendamment des sujets connaissant. La vérité est le propre de l’idée, non de la réalité extérieure. C’est l’énoncé qui dans ses critères de validité ou non, peut être compris comme vrai ou faux. Mais ce n’est pas la chose en elle-même qui est vraie ou fausse et cela distinctement de l’énonciation même. Ce qui permet d’élaborer les critères de validité d’un énoncé sont la vérification réussie, la cohérence, l’utilité au sens large. De ce fait, la notion de vérité se relativise selon les hommes, les usages et les contextes. Nous ne pouvons accéder à une connaissance définitive, universelle, car le hasard intervenant le monde n’est pas rationnel. En suivant un a priori psychologiste et physiologiste, James considère les axiomes de base de notre appréhension de la réalité comme imposés par notre structure cérébrale. Des fonctions telles que le besoin de vivre, l’utilité, la curiosité... nous poussent à faire des choix et interviennent dans la formation de nos concepts, de nos processus de raisonnement et de nos catégories. Mais l’idée, commune à Dewey et Peirce, de la possibilité d’une vérité absolue vers laquelle tendraient les hommes et leurs constructions n’est pas rejetée par James. Dans cette pensée, la réalité n’existe pas en soi, seules existent des perceptions comprises comme ces points d’intersection entre les processus de pensées et les processus des choses. L’existence de l’objet dépend du fait qu’un sujet, présent ou futur, le connaît ou le connaîtra. L’objectivité, dans cette optique, ne pouvant plus être garantie de façon transcendante, l’est par la similitude des actions des différents sujets. En devenant le point de convergence des relations perceptives et actives de plusieurs sujets, la réalité «concrète» est assimilée à un espace de partage et d’intersubjectivité. Mais elle demeure une situation possédant des relations en attente du hasard, qui les rendra effectives, mais aussi en attente du jeu de notre liberté et de notre action, qui en changera le caractère et la configuration future. Nous retrouvons ici l’idée familière de la pragmatique classique qui pose la réalité en tant que globalité relative et contingente, dépendante de nos jugements, jugements qui, une fois modifiés, transforment la réalité elle-même.

Dewey, de son côté, ne contredira pas cet a priori. Le monde est déjà organisé mais la pensée réflexive y fonctionne en son intérieur. L’esprit et ses activités sont en continuité avec les activités organiques et l’environnement. Du fait de l’interaction entre la connaissance et la partie matérielle de la réalité, cette dernière reste indéterminée car en perpétuel cours d’évolution et de transformation. Notre connaissance, en en faisant partie et en agissant sur elle, la modifie. C’est cette appartenance à un monde mouvant, formant un tout dont les parties interagissent de façon globale, qui conditionne l’individu compris en tant qu’être social nécessairement lié à la communauté et partie prenante de cette adéquation entre l’individuel et le collectif. Cette reconsidération de la réalité implique, alors, une redéfinition des notions d’espace et de temps. Selon Peirce, ces deux notions ne peuvent plus être attribuées à des intuitions a priori. La perception de l’espace et du temps consiste en une conception qui unifie, simplifie la multiplicité des impressions nerveuses afin de rendre intelligible la continuité de leurs réactions.

De la même manière, James refuse l’idée que la notion d’espace nous soit pré-donnée. Elle est une donnée des sens et c’est dans le chaos originel que nous portons notre attention sur des signes qui nous paraissent utiles. Notre sélection s’effectuera en fonction de nos intérêts pratiques et esthétiques. De même la notion de temps est à trouver en nous même et non dans les choses. Elle est du côté du corps, de la physiologie, du cerveau. C’est dans le flux d’impressions discontinues que la durée émerge, en tant que sentiment subjectif. C’est pour cela que la mémoire, elle aussi subjective et relative, choisit arbitrairement des images en fonction de nos intérêts. Ainsi, espace et temps nous sont donnés par la construction d’une continuité. Ils sont des notions artificielles (et cela plus particulièrement pour le temps) et symboliques, dont la communauté nous garantit la réalité. Nous verrons par ailleurs à quel point les questions de temps et d’espace, dans l’exemple de nos associations de yoga, sont réinterprétées et signifiées à l’aune d’une conception plus générale, énergétique.

Enfin, Dewey reste en accord avec cette appréhension relative du temps et de l’espace. Selon lui, ces concepts demeurent tributaires de l’expérience qui en démembrant et en remembrant, restructure, en fonction du présent et de l’agir, les idées de passé, d’immédiateté, de futur, de proximité, d’éloignement...

Dans ce prolongement, le langage demeure, pour ces trois auteurs, cet outil qui permet au sujet d’exister et d’agir. Selon Peirce, il fait que la pensée existe. Toute pensée serait de la nature et du langage. Pour James, les images et les sensations sont des symboles possédant une valeur réelle. C’est d’elles que part et aboutit l’acte de penser. Le langage serait ainsi une sorte de système en adéquation avec la perception directe et où celui-ci aurait un rôle prépondérant de reproduction. De façon sous-jacente, le cerveau l’expliquerait et le structurerait. Pour finir, Dewey considère les stimuli sensoriels comme la base de la signification. Ceux-ci acquièrent, dans le processus perceptif, les qualités de meaning et de concept, et deviennent des outils de formation du jugement et des instruments de l’objectivité. Ainsi, une proposition énonce une certaine vérité puisqu’elle exprime une situation finale en tant que «concret réalisé». Mais en tant qu’institution, le langage, pour Dewey, répond à un besoin quasi physiologique de communiquer et qui pousse toute existence à se mettre en relation avec les autres.