2. 2. 2 Du langage au discours

- Élaboration d’un concept de langage

Comme nous l’avons vu, Richard Rorty divise le mouvement pragmatiste en deux courants, celui des pragmatistes dits «classiques», et celui qu’il qualifie de «néo-pragmatistes». Dans sa pensée, les néo-pragmatistes, à l’intérieur desquels il classe des auteurs tels que Austin ou Searle, ont orienté la philosophie ou la méthode pragmatiste vers la réflexion sur le langage. En le comprenant en tant qu’usage permettant le partage entre usagers, mais aussi autorisant la justification de la croyance, il lui assigne comme concept une pertinence qui l’insère au sein d’une compréhension lui attribuant les caractéristiques d’une pragmatique. En effet, la théorie première de James, Peirce et Dewey, qui par l’approche pragmatiste tentait de saisir l’individu dans son rapport au monde par une théorie de l’action rationalisée, est progressivement dépassée au bénéfice d’une approche qui conçoit la rationalité comme discours dans un contexte. Le terme de pragmatique comme prolongement de l’approche pragmatiste, appréhende tout ce qui concerne la relation des énoncés aux conditions de l’interlocution, par laquelle se produit le discours.

Richard Rorty voit cette émergence du langage comme un phénomène contemporain de l’histoire de la philosophie. Selon lui, les philosophes classiques, et plus particulièrement ceux du XVIIème siècle, tels que Von Humboldt et Herder, avançaient l’idée que nous ne pouvions connaître la réalité du fait que nous en étions séparés par la barrière du langage. Ce dernier apparaissait alors comme un «voile d’apparences» (1995 : p. 62) s’immisçant entre nos organes sensoriels et les objets. En créant une barrière, le langage lui-même nous empêcherait d’élaborer des catégories qui seraient intrinsèques aux objets. Or, la connaissance ne doit pas nécessairement se modéliser selon le critère de la vision. Plutôt que d’être des obstacles entre les objets et l’intellect, les organes sensoriels sont des instruments permettant la manipulation de ces dits objets. Par conséquent, le langage ne doit pas être conçu comme un moyen de représentation au sens d’une adéquation entre réalité et conscience, mais comme un ‘«’ ‘échange d’indications et de bruits pratiqués en fonction d’objectifs spécifiques.’ ‘»’ (ibid. : p. 62). En d’autres termes, en abolissant la distinction entre connaissance des choses et leur utilisation, le langage, la pensée et la perception sensorielle doivent être décrits en terme de non-occularité et de façon non représentationnelle. Plus particulièrement, nous nous accordons avec Richard Rorty pour comprendre le langage comme l’expression de cette mise en relation qu’est la réalité. Chaque énoncé sur un objet est une description explicite ou implicite d’une relation de cet objet avec d’autres objets. Mais l’énonciation, face à l’infinité des réseaux de relations qui composent la réalité, sélectionne et donc fonctionne par réduction, si bien qu’aucune description ne décrit mieux qu’une autre un objet. Par la diversité de leurs visées, elles coexistent dans leurs différences et leur multiplicité. Plutôt que d’être compris comme un voile interposé entre les objets et nous, le langage est plus un moyen de relier entre eux les objets et de signifier cette relation. En affirmant qu’ «‘Il nous est impossible d’isoler ce dont nous parlons sans le relier à quelque chose d’autre’» (ibid. : p. 74), Rorty insiste sur l’impossibilité de dépasser le langage pour atteindre une forme de connaissance non linguistique, immédiate, de la réalité dont nous parlons. Il nous est, en effet, impossible de nous arracher de toute forme de contexte, d’où la tonalité pragmatique que prend ici le concept de langage : un mot ne prend sens qu’à l’intérieur d’un ensemble, celui de la phrase, qui le fait s’inter-relier avec d’autres mots, et c’est dans ce jeu de relations qu’il peut devenir objet de connaissance.

Nathalie Zaccaï-Reyners, dans son ouvrage Le monde de la vie (1995, 1996) avance l’idée que la théorie pragmatique nous a fait passer de la notion de langage à celle de discours. Le langage, ainsi, serait l’expression de l’expérience dans des symboles ; le discours, la thématisation de l’expérience dans le milieu du langage. Considéré dans ces termes, le discours apparaît comme le médium de la grammaire s’effectuant dans l’interlocution. Comme Rorty, Nathalie Zaccaï-Reyners indique que le tournant pragmatique s’est effectué par Searle, et plus particulièrement par Austin. Pour ce dernier, la proposition n’est pas l’unique moyen permettant la compréhension du sens de l’énonciation. Le sens ne se limite pas à son seul contenu propositionnel. En effet, toute proposition explicite sous-tend une proposition principale implicite qui détermine, pour l’énonciation, sa visée performative, c’est-à-dire le type d’action qui est effectué lorsqu’une énonciation est formulée. En l’occurrence, l’approche sémantique qui étudie la dimension locutoire ou encore locutionnaire du langage, c’est-à-dire qui se limite au contenu propositionnel des énoncés, est dépassée au profit d’une approche pragmatique qui, elle, s’intéresse à la dimension illocutoire ou illocutionnaire du langage. Elle tente de répondre à la question de «que fait-on lorsque l’on dit quelque chose ?». Ainsi, la pragmatique comme théorie insiste sur l’action accomplie par le locuteur lorsqu’il énonce quelque chose. L’unité étudiée, qui permet la modélisation, est l’acte de langage, acte de langage qui prend, nous le verrons, tout son sens lorsqu’il s’agit pour le pratiquant yogi de formuler ses actes et ses attentes. Pour terminer, une troisième dimension peut être ajoutée à celles de locutoire et d’illocutoire. Il s’agit de la dimension perlocutoire ou encore perlocutionnaire du langage. Elle tente de mettre en évidence ce que l’acteur vise comme effet dans le monde lorsqu’il agit en disant quelque chose. Mais cette intention du locuteur n’est pas nécessairement explicitée dans la signification manifeste de ce qu’il dit.

Comme nous l’avons précisé, la notion d’acte de parole, formant les unités pragmatiques du discours, est distinguée par ses propriétés, des propositions, en tant qu’unités sémantiques des phrases. Mais ces actes de parole deviennent effectifs et se déploient à l’intérieur d’un contexte dans lequel les actions, qu’engagent les participants dans un échange langagier, prennent sens. En combinant la notion de situation, de relation et d’effectuation par le discours, le langage dans son aspect pragmatique ne peut plus être compris, de façon pragmatiste, comme l’unique fonction instrumentale de dire quelque chose à quelqu’un. En effet, la notion de succès illocutoire met en avant le fait que l’auditeur a bien compris, reçu, accepté ou refusé ce que le locuteur a dit, et cela sur la base de certains critères de validité.

Dans ce prolongement, Jean-Marc Ferry (1991) a tenté de remplacer une métaphysique du sujet et de l’objet par une métaphysique du verbe, une ontologie grammaticale qui n’appréhende plus les relations de coexistence entre les choses, mais les conditions qui sous-tendent l’interaction entre les individus. Plutôt qu’un espace physique de coexistence entre des objets, c’est un espace de reconnaissance entre des sujets qui, dans cette pensée, s’élabore. Ainsi, la notion de raison communicationnelle peut se dégager de la pratique du discours ordinaire. Cette raison doit être conçue comme une rationalité se distinguant des activités savantes et des discours spécialisés, et par sa liaison au monde vécu, elle s’ancre dans les formes de vie, les discours de la vie en commun et du quotidien.

Cette démarche s’inscrit dans une approche pragmatique à visée structurale et universelle. Nous pouvons subdiviser, avec Nathalie Zaccaï-Reyners, la pragmatique en tant que courant de pensée en deux tendances. Tout d’abord la pragmatique empirique qui tente d’examiner des actes de paroles effectués dans la pratique quotidienne, ensuite la pragmatique formelle qui tente de systématiser les actes de parole d’un point de vue architectonique. Cette dernière tendance se caractérise par deux options philosophiques : l’option transcendantale qui selon Karl Otto Apel tend de manière ultime à fonder la raison communicationnelle, ainsi que l’option universelle qui vise à repérer et à reconstruire les conditions de possibilité universelles de l’intercompréhension.

C’est dans cette dernière tendance que Jürgen Habermas inscrit sa démarche. Démarche qui présente un intérêt notoire quant à notre questionnement puisqu’elle tente de jeter un pont entre une réflexion autour du langage et une théorisation au sein des sciences sociales. D’un point de vue général, dans une logique communicationnelle, le langage peut être appréhendé comme une dimension qui remplit universellement trois fonctions. Il est à la fois transmission et renouvellement du savoir culturel, permettant ainsi l’intercompréhension entre les membres d’une communauté, intégrateur social des individus garantissant la coordination de l’action individuelle au niveau du collectif et, enfin, le médium rendant possible la socialisation des individus de façon à assurer la constitution et la stabilisation de leur identité. Habermas en s’intéressant aux situations intersubjectives dans lesquelles des individus parlent et agissent les uns avec les autres, définit ainsi son projet de raison communicationnelle universelle : «‘Il faut ici concevoir les systèmes abstraits de règles sous-jacents de telle manière qu’ils soient capables d’expliquer à la fois comment se génère pragmatiquement une communauté qui se fonde sur un sens intersubjectivement partagé, et comment se génère, du point de vue linguistique au sens étroit du terme, les phrases que nous employons dans nos actes de parole aussi bien aux fins de la connaissance qu’à des fins pratiques.’ ‘»’ (1995 : pp. 21-22). Cette démarche devra articuler et thématiser à la fois l’intersubjectivité et une théorie générative et structurale de la société. De façon générale, se pose le problème de la manière dont une signification est symboliquement exprimée. Les actes conscients, leurs contenus, peuvent être expliqués par le modèle des expressions linguistiques et de leur signification. Cette explication peut s’opérer par la relation sémantique qui lie l’expression linguistique et le sens qu’elle symbolise, ainsi il s’agit de traiter les actes intentionnels comme si le sens des intentions pouvait toujours trouver une expression symbolique.

Cette logique nous conduit à nous éloigner de la pensée phénoménologique husserlienne en considérant les sujets non pas seulement comme doués d’une vie consciente mais aussi inscrits dans des relations intersubjectives. Leur usage de la langue n’est pas que descriptif si bien que leurs expressions ne sont pas réduites à des descriptions et des désignations d’événements observables. Cependant, une partie du projet husserlien peut être retenu. En effet, sur certains aspects il a permis l’élaboration d’analyses traitant de la constitution du monde vécu. À l’opposé de Kant, Husserl n’essaie pas de reconstruire un monde unique et universel, d’objectivation de l’expérience par la saisie descriptive, il tente plutôt de chercher les modes multiples d’auto-donation des objets. Dès lors, dans le cadre d’une pensée sociologique, la phénoménologie husserlienne aide à penser le monde-vécu social comme un monde issu d’un processus de synthèse14. Les sujets, dans leurs relations intersubjectives et dans leurs pratiques quotidiennes portent leur attention sur une diversité infinie d’objets. De fait, les types d’ensembles cohérents de sens qui en résultent doivent être pensés et appréhendés dans leur multiplicité. Outre cette conception plurivoque du monde vécu, Husserl, toujours contrairement à Kant, ne s’est pas appuyé sur l’idée d’une conscience anonyme et générale mais sur le Je transcendantal de l’observateur. En reconnaissant l’existence d’une pluralité de ces Je transcendantaux, la conception du monde qui découle de leurs rapports réciproques impliquera, de fait, l’idée de diversité. Mais, la notion de communication, l’irruption d’une théorie du langage qui comprend la société de façon générative, nous pousse à abandonner le concept phénoménologique de vérité-évidence, conçu dans les termes d’une philosophie de la conscience d’un sujet solitaire.

Dans ce prolongement, le langage ne peut plus être appréhendé coupé de son usage communicationnel et interactionnel. En effet, cet usage implique qu’un comportement langagier entre dans les critères d’un comportement obéissant à des règles mais auxquelles le locuteur, lui-même, a la capacité d’obéir. Or, pour que la notion de règle soit possible, car nécessairement partagée, autrui doit être aussi capable de critiquer, d’interroger l’expression de mon comportement. Pour cela, il est nécessaire qu’il partage avec moi-même la même compétence en matière de règle d’interlocution. C’est cette possibilité de critique réciproque et d’entente sur la règle, sur laquelle les sujets basent leur comportement tout en y obéissant, qui rend concevable l’existence du concept de règle même. Mais, ce n’est que par l’intersubjectivité que le sujet peut alors en disposer. Le projet d’Habermas insiste sur l’importance des règles grammaticales qui constituent la possibilité de l’expérience et de son expression. En effet : ‘«’ ‘Quelque chose n’est une proposition qu’à l’intérieur d’un langage. C’est pourquoi comprendre une intention veut dire comprendre le rôle d’une proposition dans un système linguistique.’ ‘»’ (1995 : p. 64). Bien que conditionnantes et antérieures au locuteur, les règles ne sont pas malgré tout indépendantes de restrictions physiologiques ou environnementales. De même, elles peuvent être soumises à des facteurs de transformation et de contingence contextuels : «‘La grammaire des jeux de langage changent au cours du processus de la transmission culturelle, tandis que les locuteurs se forment au cours de leur socialisation, ces deux processus se déroulant dans le médium même de langage’.» (ibid. : p. 70). Quant à sa notion de validité, une règle est liée à l’intersubjectivité et à la possibilité de critiques réciproques dans le comportement, critiquabilité elle-même impliquant une réciprocité mutuelle de l’attente de comportement. Cette réflexivité mutuelle des attentes permet aux deux locuteurs-partenaires de se rencontrer dans une même attente qui, elle-même objectivement posée par la règle propre à leur langage, rend possible le partage de la signification symbolique de cette règle. Habermas qualifie de telles attentes, intentions.

Cette idée de partage de significations, élaborées par la rencontre et les attentes de deux interlocuteurs, présuppose la reconnaissance réciproque des sujets. Ainsi, leur capacité à agir et à parler, donc à entrer en relation par des actes de reconnaissance réciproque, leur donne le moyen de se constituer en tant que sujets. Un rapport complexe s’établit où ils doivent à la fois se reconnaître réciproquement comme identiques, en se subsumant les uns les autres sous la même catégorie, tout en affirmant leur prétention à l’individuation, à la différence, afin que le rapport de réciprocité et de reconnaissance soit possible. Dès lors, «‘Chaque fois que deux sujets se rencontrent au niveau de l’intersubjectivité pour parler ou agir l’un avec l’autre, ils sont capables d’entrer dans une telle relation paradoxale’.» (ibid. : p. 73) Cette relation intersubjective va se déployer dans la forme grammaticale de l’unité élémentaire du discours, dont nous avons déjà précédemment parlé, à savoir l’acte de parole lié, dans le rapport d’intersubjectivité, à une reconnaissance réciproque du discours.

La pragmatique universelle va donc insister sur l’importance de la question du système de règles au moyen duquel nous générons des situations d’entente possible sur les objets. Dès lors, la tentative phénoménologique cherchant à mettre à jour les structures générales du monde vécu, reprend forme dans celle d’une théorie du langage qui chercherait à formuler une théorie visant à découvrir et à reconstruire, dans une approche universelle des jeux de langage, les structures générales de la forme de vie communicationnelle. Habermas voit dans cette démarche de la recherche d’une grammaire théorique le moyen de reconstruire, de manière rationnelle, un système de règles que les individus possèdent et rendent effectif par la pratique, mais qu’ils ne peuvent pas décrire théoriquement. Dans cette visée, cette reconstruction doit mettre à jour pour chaque expression-signification d’une langue une description de sa structure. Il est à noter que malgré leur aspect formel et structural, les concepts de normes et de règles ne sont pas rigides. Ils impliquent une marge de déviation possible du fait même du sens de validité normative que possède cette même règle et qui implique la possibilité de les transgresser.

Ainsi, les actes de parole en tant qu’unités élémentaires du discours prennent un sens linguistique et un sens institutionnel. Un sens linguistique, car ils sont les éléments d’un discours, et un sens institutionnel, car ils permettent les expressions linguistiques à l’intérieur d’une situation donnée. Ces deux caractéristiques leur apportent les critères d’universaux pragmatiques car c’est l’action, l’activité instrumentale ou communicationnelle qui, en tant que processus général, crée un lien entre les niveaux de l’expérience et du langage. Mais même normalisés, les actes de parole sont, pour les sujets, des faits habituels qui les placent dans une action responsable où le sujet est à considérer comme étant en pleine possession de ses moyens. Dès lors, nous supposons avec Habermas, que les sujets peuvent être reconnus comme capables de dire à quelle norme ils obéissent et pourquoi ils l’acceptent comme légitime.

Notes
14.

Alfred Schütz a tenté, pour sa part, une reprise des principes fondamentaux de la phénoménologie d’Husserl tels que l’Umwelt dans les termes d’une sociologie réflexive. Voir Le chercheur et le quotidien, Paris : Méridiens Klincksieck, 1987.