- Les critères de validité

L’approche pragmatique d’une théorie du langage contribuera, de la même manière que nous l’avons explicité pour le pragmatisme, à redéfinir les critères de la validité d’un énoncé sur le monde. Celle-ci n’est plus ramenée à une adéquation entre langage et monde. L’élément propositionnel n’est pas considéré comme la base de la validité de l’énoncé, c’est l’élément illocutionnaire qui va en caractériser la prétention. Dès lors, les conditions d’acceptabilité d’une prescription émise ne résideront plus dans l’exactitude factuelle mais seront de l’ordre d’une justesse normative. Et c’est cette dimension illocutoire des actes de langage qui rend possible d’identifier l’ordre de la validité auquel les conditions d’acceptabilité de l’énoncé renvoient. L’aspect illocutionnaire des actes de langage tend ainsi à montrer qu’une proposition dite «exacte», une action «juste», ou une expression «authentique» doivent être critiquées selon des aspects différentiels. De fait, les différents types d’énoncés seront assortis à la présupposition de l’existence de mondes différents et correspondant, ainsi, à des prétentions à la validité différenciées par leur intelligibilité, leur vérité ou encore leur sincérité et leur justesse, permettant une logique de la justification et une compréhension de la réalité comme vérité des énoncés. Ainsi, les actes de parole constatatifs peuvent être considérés comme valides s’ils remplissent deux conditions. D’une part, l’énoncé doit se fondre dans l’expérience, et, d’autre part, il doit pouvoir rentrer dans un processus de discussion qui peut le soumettre à une contre argumentation. La vérité n’est alors plus inscrite dans une relation de ressemblance.

Ce passage de la notion de réalité à celle de monde commun de la réalité intersubjective nous conduit alors à ne plus considérer le monde comme constitué par un sujet ou une conscience originaire qui le construirait comme représentation. La pragmatique universelle qu’Habermas a tenté de conceptualiser nous amène, quant à sa modélisation du langage comme énonciation à l’intérieur d’une situation d’intersubjectivité, à comprendre la réalité de façon plurivoque. En effet, nous ne pouvons plus isoler une énonciation de la connaissance des conditions dans lesquelles cette expression obtient ses critères de validité, critères éminemment relatifs. Enfin, ce présupposé reconfigure notre appréhension de la réalité sociale, prise en tant que contexte conditionnant et permettant la communication intersubjective, et instaure la possibilité, pour reprendre les termes d’Habermas, de comprendre la société comme «‘un processus générateur médiatisé par les actes de parole’.» Ainsi, chaque phrase, action, geste, tradition, institution, image... présuppose une réalité sociale reposant sur «‘la factualité des prétentions à la validité impliquée dans des structures symboliques’» (ibid. : p. 101).

En effectuant un retour à la pensée plus proprement pragmatiste de Richard Rorty nous allons voir comment de façon générale la notion de relation devient prépondérante pour l’appréhension de la réalité et de la relativité des énoncés s’y rapportant. Selon lui, nous sommes toujours «‘en contact avec le monde’» (1995 : p. 34), si bien qu’il n’existe pas une manière, et une seule, rendant compte de sa réalité. L’image d’un monde compris dans sa multiplicité nous oblige à nous séparer des oppositions dualistes entre apparence et réalité, substance et propriété... Celles-ci sont remplacées par l’image d’un monde constitué d’un flux de relations, en continuel changement, où chaque relation est elle même insérée dans d’autres relations, ce qui nous empêche, nous, en tant que sujets dans le monde, de les isoler ou de les réduire à de simples liaisons de terme à terme. Le recours au double postulat du Tout est langage et du Tout est social, nous amène à accepter le fait qu’outre l’impossibilité de saisir une réalité en dehors d’une médiatisation par une description linguistique, celle-ci ne peut s’affranchir des pratiques sociales à l’intérieur desquelles elle se déploie. En affirmant que «‘nos descriptions de la nature, aussi bien que de nous-mêmes, seront toujours fonction de nos besoins sociaux’.» (ibid. : p. 59) et que «‘toute notre connaissance s’effectue sous forme de descriptions et de descriptions adaptées à nos objectifs sociaux courants’.» (ibid. : p. 60), Rorty retrouve des accents propres à la philosophie pragmatiste. Tout en évitant de retrancher cette idée vers un extrême instrumentalisme, il nous apparaît que l’idée de description rend bien compte de la relativité et de la nécessaire réduction qu’entraîne l’énonciation et l’interprétation d’une réalité. Ainsi, elle contribue à évincer ce présupposé d’une nature intrinsèque de la réalité qui se dissimulerait derrière les choses. Nous pensons que nous ne pouvons rien connaître de la réalité et de ses objets si ce ‘n’est ’ ‘«’ ‘le réseau infiniment grand et infiniment extensible des relations’ ‘»’ (ibid. : p. 69) qui existe entre les sujets et les autres objets. En postulant l’effectivité d’une mise en relation infinie des choses entre elles, le langage apparaît comme l’expression de cette mise en relation par réduction, réduction omniprésente dans le fait même de la description. On ne peut trouver de termes dans une relation qui ne soient pas déjà eux-mêmes en relation, car comme le dit Rorty : «‘tout peut servir de terme pour une relation, puis peut être dissous en un autre ensemble de relations, et ce, indéfiniment’.» (ibid. : p. 69) Dès lors, quelle que soit la direction prise, nous nous heurtons à un «‘noeud de relations’» supplémentaire.

Il s’en suit que, dans le processus de connaissance du monde, il n’y a pas une façon et une seule de le représenter tout comme il n’y a pas une seule manière de l’habiter. Connaître, c’est d’une certaine manière pouvoir agir sur au sens de mettre en relation quelque chose avec quelque chose d’autre. Mais cette mise en relation n’est pas l’établissement d’un lien entre quelque chose d’extrinsèque, l’objet, et quelque chose d’intrinsèque, la conscience connaissante. Rorty, en affirmant que «‘X n’a aucune caractéristique qui ne soit pas une caractéristique de relation, pas plus qu’il n’existe de nature intrinsèque, d’essence de X’.» (ibid. : p. 63), montre que la description réelle de ce qu’est un objet est impossible. L’objet ne peut apparaître que dans sa condition relative qui le fait exister en rapport avec des besoins, des sujets, le langage...

C’est pourquoi, la croyance, en entrant dans cette relativisation de la vérité et de la réalité, devient un instrument. Une religion, une science, ne sont pas des croyances plus vraies l’une par rapport à l’autre, elles sont toutes deux vraies puisque répondant à des fins différentes. Ici, nous retrouvons, dans une certaine mesure, des éléments propres à la logique d’Habermas. Par conséquent, la seule chose à laquelle nous pouvons croire, c’est à un processus de justification des croyances par rapport à des publics divers, aucun de ces publics n’étant plus proche d’un idéal de rationalité transcendant et anhistorique. En se liant à la justification, la croyance établie un rapport spécifique à la validité qui fait qu’elle ne devient valide que si le sujet est capable de produire une justification répondant aux critères qu’attend la communauté de croyants. Et nous verrons comment les pratiques de yoga permettent d’interroger cette relation entre croyance et croire au travers de l’expérience du religieux. Nos croyances se lient entre elles, tissent un réseau de justifications reliant entre eux sujets et communautés, croyances et justifications. Dans cette optique, justification et recherche ne sont pas surplombées par un but ultime que serait une vérité supérieure. Comprise en tant qu’activité, la justification ne nous rapproche pas d’un idéal de vérité. Elle est plutôt impliquée dans ces réseaux de croyances et de désirs différents que nous rencontrons chez les autres en tant qu’usagers du langage, car justifications et croyances sont elles mêmes liées à l’usage du langage. Mais, nous penserons avec Rorty, et là peut être s’esquisse une divergence avec Habermas, qu’il ne peut y avoir de vérité de la justification puisque les publics et leurs attentes, étant sujets à transformations, modifient les critères de validation d’une croyance. Or, ces transformations culturelles, ces exigences de justification, ne sont pas déterminées par une Loi, puisque soumises à de l’improbable et à de l’inédit et cette perspective nous aidera à comprendre comment des traditions ancestrales extra-occidentales peuvent être réexaminées, vécues et agies dans un contexte européen contemporain.

De fait, l’énonciation, la justification, la croyance, la connaissance et les critères de validité qui en découlent ainsi que la considération même de la réalité se voient orientés dans une démarche qui les considère comme des actions, elles mêmes inscrites dans une intercompréhension discursive. Comme nous l’avons vu, l’appréhension d’une pragmatique du langage, telle que nous l’avons présentée précédemment, nous permet de nous défaire des a priori transcendantaux de la phénoménologie. C’est cette interrogation sur le langage, compris comme discours sur, qui nous a conduit à effectuer un large détour par une présentation de ce qui peut sembler être l’arrière plan de la théorie pragmatique, à savoir la philosophie pragmatiste américaine. Comme nous avons tenté de le montrer, celle-ci s’est davantage intéressée à développer une théorie de l’expérience qui, pour Peirce, devait être liée à une méthode de rationalisation. Notre point de départ a été la mise en évidence du concept d’action et c’est par lui que nous terminons cette partie. Notons que celle-ci fonctionne un peu à la manière d’un processus réflexif, au sens littéral du terme, qui en son centre considère la question du langage comme une position clé. À l’image du miroir, chaque point développé - la question de l’action, de la croyance, de la connaissance, de la vérité et de la réalité...-, dans la première partie de ce chapitre, se trouve réfléchi dans la seconde partie à travers le reflet du langage, reconfigurant par là les mêmes questions dans les termes d’une problématisation originale bien que commune.

Notre détour par Habermas nous a confrontés à une démarche structurale qui tente de saisir de façon générale la possibilité de l’intercompréhension afin de comprendre ce qui en sous-tend la signification. Cette pragmatique universelle et formelle, qui cherche à dégager une «architectonique», pour reprendre le terme de Nathalie Zaccaï-Reyners, de la raison communicationnelle n’est pas à proprement parler la question qui motive notre travail. Dans une préoccupation ethnologique, notre prétention d’explicitation sera beaucoup plus modeste car inscrite dans une approche plus liée à une pragmatique empiriste, contextualisée, donc restreinte. Néanmoins les éclaircissements qu’apporte, dans le champ linguistique et philosophique, la problématisation du langage et ses liaisons à l’action, à la validité..., nous semblent nécessaires quant à l’interrogation d’un phénomène culturel qui place le corps et ses significations au centre de ses enjeux. Mais à présent, après cette discussion autour du langage, nous allons quitter les dimensions propres à une pragmatique formelle pour nous pencher sur des préoccupations plus liées à cette question du contexte permettant l’élaboration des significations des acteurs et posant explicitement la question de l’enjeu herméneutique de l’interprétation.