2. 3. 1 L’herméneutique du texte

Dans une logique de la textualité, tout ce qui participe d’une écriture et de son recueil (l’archive, le document...) peut être compris comme une trace, en l’occurrence, la concrétisation objective du travail d’un esprit humain. L’écriture, dans sa présence tangible, recèlerait les significations que l’auteur, dans son expérience et sa contextualité propre, aurait déposées et qu’il appartiendrait à l’herméneute de reconstruire et de resignifier en différé. L’interprétation devient ainsi ce processus de reconfiguration du sens pour le sujet-interprétant qui, pour reprendre les termes de Paul Ricoeur (1969), en se projetant «au devant» du texte, participe de ce même partage expérientiel du monde. Le récit-écrit, comme témoignage concret de l’expérience d’autrui, nous ferait accéder à cet univers de significations propre à l’autre, que nous pouvons cependant comprendre du fait de notre communauté d’appartenance au même monde de la vie. Dès lors, les différences de contextes, tant sociaux, historiques que culturels, qui ont conditionné l’élaboration du texte à interpréter deviennent secondaires, puisque l’Expérience humaine nous confronterait de façon récurrente à cette même question atemporelle et universelle du sens et de la signification du monde qui nous entoure. L’écrivain passe ainsi du statut d’ «autre» à celui de «même» sentant et signifiant.

C’est pourquoi, le texte, en tant qu’intermédiaire et réceptacle concret d’une pensée subjective15 pouvant être reconstruite par réciprocité d’expérience, apparaîtrait comme le produit du processus d’objectivation de la pensée humaine. Une distinction s’établit de fait entre, d’une part, les contenus de pensée et, d’autre part, l’objectivation de ces mêmes pensées. Ce qui différencie, par conséquent, une représentation mentale d’une archive, est que l’une est intérieure, subjective, immatérielle alors que l’autre se caractérise, a contrario, par son extériorité, son objectivité et sa matérialité. Mais, dans la tâche herméneutique, contenus et objectivation se complètent puisque texte et sujet deviennent co-originaires pour l’interprète qui tente, ainsi, d’articuler ces deux réalités afin de remonter la trame du sens. Sur bien des aspects, cette logique de l’intermédiaire matériel comme dépôt et expression de significations, que je partage avec autrui du fait de notre appartenance commune au même monde de la vie, nous ramène à des préoccupations proches d’un certain questionnement phénoménologique auquel nous ne pouvons totalement concéder.

Vincent Descombes, dans Les institutions du sens (1996), a très bien opéré ce rapprochement entre l’idée du texte comme trace d’un sens différé propre à l’herméneutique et la notion d’esprit objectif telle que la phénoménologie et plus particulièrement Merleau-Ponty l’a définie. Dans son ouvrage, Phénoménologie de la perception, au chapitre «‘Autrui et le monde objectif’», Merleau-Ponty engage, en effet, une réflexion sur l’objet défini comme preuve tangible de l’existence de l’humanité qui nous a précédé. Ainsi, les routes, les villages, une pipe, une sonnette, bref tout ce qui nous entoure de sa matérialité et participe d’une production humaine, donc non naturelle (contrairement à l’eau, l’air, les arbres...) serait autant de concrétisation d’un monde prédonné et extérieur aux sujets humains. Chacun de ces objets deviendrait un témoignage qui porterait en lui les traces de son usage passé et ainsi des individualités qui l’auraient déposé là. L’humanité, dans sa présence-absence, résiderait tout autour de nous, contenue dans le moindre élément de l’environnement, laissant comme sédimentés dans les choses, les traces de son mouvement, les cris silencieux de ses vies passées. Car ce qui est frappant dans ces pages, c’est cette impression de désolation qui se dégage des paysages que décrit Merleau-Ponty. Ici, les hommes ne vivent plus, ils ont vécu, ils ont laissé au regard contemplatif et solitaire de l’observateur les marques d’une existence révolue, enfermée dans une matérialité morbide, transformant les maisons, les villages, les routes décrits en lieux déserts où la vie se serait suspendue comme après l’exil ou la guerre... Si bien que la notion d’esprit objectif telle qu’elle transparaît dans cette métaphore insiste bien sur l’objet et son sens mais en l’absence de tout sujet humain. Pour Merleau-Ponty, l’esprit objectif, dans sa pureté, se réaliserait alors dans une forme de vie humaine mais à l’exclusion du sujet.

Il est possible d’associer de la sorte l’idée de texte à une logique textualiste impersonnelle qui considérerait l’archive ou le document comme le produit matériel de l’Esprit objectif. Mais, pour reprendre l’exemple de la sonnette de Merleau-Ponty, des gestes peuvent certes être imaginés, mais on ne peut, en même temps, oublier les règles et les statuts sociaux qui ont contribué à l’institution de l’usage de cet objet. De fait, livres, archives mais aussi monuments, ruines sont indéniablement les traces matérielles, objectives et inanimées qui permettent la reconstitution d’un monde historique pour l’interprète. Cependant, il ne doit pas, dans le processus d’interprétation, négliger le fait qu’une démarche signifiante, dans sa totalité, a la possibilité de prendre en compte l’intention générale d’un système collectif d’usages à l’intérieur duquel l’objet est ou a été signifié. Dans l’exemple de la logique textualiste qui nous intéresse, la reconstitution d’un sens ne peut pas procéder d’un simple passage d’une subjectivité à l’autre, qui serait rendu possible par la présence d’une trace objective à l’intérieur de laquelle le sens se serait cristallisé. En effet, cette transition implique non seulement la rencontre entre deux temporalités, entre, pour reprendre les termes de Paul Ricoeur, «l’autrui d’aujourd’hui» et «l’autrui d’hier» (1985 : p. 266), mais aussi la rencontre entre deux contextes «l’autrui d’ici» et «l’autrui d’ailleurs» qui ne peuvent pas se substituer l’un à l’autre. Dans le processus de connaissance propre à l’interprétation, tout autant à l’oeuvre dans la démarche historique qu’herméneutique, c’est l’interprète lui-même qui opère avec sa propre pensée de l’objet cette recontextualisation qui aboutit nécessairement à une resignification présente, dans la situation d’aujourd’hui, de ce qui a été effectué hier, dans un univers de significations différent puisque appartenant au passé.

Ces questions nous semblent d’autant plus importantes que nos préoccupations s’inscrivent dans un cadre de réflexion ethnologique où le corps et ses significations sont le centre de notre démarche. En effet, les faits auxquels nous sommes confrontés dans l’observation ne participent pas des mêmes notions a priori propres à la démarche textualiste. Ainsi, la relation à l’oralité, dans la prise en compte des discours, mais aussi des attitudes et des gestes, dans la considération de l’effectuation de la pratique qui nous intéresse, nous conduit à remettre en question ce primat épistémologique accordé à la notion d’écriture comme mode privilégié de connaissance. Les sujets, du fait de leur humanité et de leur corporéité, ainsi que les techniques que nous observons ne sont pas, telles des archives inanimées, fixés au devant de notre regard dans un statisme et une immobilité où ils se prêteraient, par leur attente, à la réflexion contemplative. Bien au contraire, c’est dans le registre du mouvant, du dynamique, du fuyant qu’évolue notre relation in situ à la réalité que nous tentons d’analyser. Certes, l’univers textuel dans la compréhension herméneutique participe aussi, sous certains aspects, d’une logique du mouvement. C’est, en effet, à partir de l’immobilité apparente de l’écriture, de sa configuration formelle linéaire et analytique, que l’herméneute tente, dans un processus réflexif, de dégager et de construire une dynamique de significations qui donne vie au texte, qui l’inscrit dans ce mouvement de reconfiguration du sens qu’est le processus interprétatif. Mais si, comme les archives, documents et textes, les individus et les pratiques que nous observons concourent d’une objectivité similaire, puisqu’étant extérieurs à nous, leur observation dans la situation ethnographique nous implique, elle, directement dans notre individualité, notre corporéité, notre affectivité, ce qui ne peut qu’influer l’objectivation de la réalité que nous tentons d’étudier. Ainsi, ce parti pris, non seulement des choses, mais aussi des êtres, nous immerge dans un réel mouvant, fuyant, infini, en raison de ses mouvements, ses soubresauts, ses sollicitations sensibles, nous obligeant à nous situer avec autrui dans un espace partagé de relations nous impliquant aussi physiquement. Cette expérience peut, bien-sûr, être signifiée ultérieurement, a posteriori, par la réflexivité du travail et de l’exercice d’écriture. Ainsi, ce compte-rendu va se construire dans la distance, mais il continuera pourtant d’être traversé par les vibrations de la rencontre avec l’autre, rencontre que l’écriture ne pourra pourtant jamais totalement épuiser. Par cette mise en forme et cette mise en mots d’une expérience relationnelle s’opère l’objectivation réflexive d’un re-senti. À la perte de l’immédiat-senti se substitue donc l’organisation et la configuration d’une réflexion théorique différée mais que l’on peut aussi comprendre comme le gain d’un regard, d’une interprétation inscrite dans le mouvement d’un mode de connaissance particulier.

Notes
15.

François Rastier avec Marc Cavazza et Anne Abeillé, dans leur ouvrage collectif Sémantique pour l’analyse, Paris : Masson, 1994, indiquent que le texte ne peut être réduit à une simple chaîne de caractères, à une substance graphique pouvant être traitée séquentiellement, ou encore à une suite d’instructions ou de schémas cognitifs. Selon la définition des auteurs, le texte, remplissant une condition d’objectivité, étant fixé sur un support et contextualisé dans une pratique sociale déterminée, est compris dans un principe de textualité donc irréductible à une suite de phrases.