2. 3. 3 Discours et actions

De façon globale, cette analogie entre texte, écriture et discours nous conduit de nouveau à une problématisation proche de la démarche pragmatique. En effet, ces formes d’expressions humaines participent de la même extériorisation, de la même objectivation, puisque relevant communément du domaine de l’action humaine en général. Dans cette optique, l’action se comprend comme un quasi-texte possédant théoriquement les mêmes caractéristiques épistémologiques. Comme l’écriture - l’acte d’écriture -, elle s’inscrit dans un processus d’objectivation similaire. En s’effectuant, l’action se détache de son agent, elle s’extériorise, acquiert alors une certaine autonomie et se temporalise en s’inscrivant dans la diachronie. L’action, bien-sûr, n’existe pas en tant que telle, elle se réalise, se répercute, s’engage dans un processus qu’elle même génère. C’est cette possibilité de séparation de l’action et de son acteur qui permet sa réappropriation par l’observateur et sa recontextualisation dans une démarche resignifiante. Comparativement à la notion de discours, l’action peut aussi acquérir le statut d’«événement» - Paul Ricoeur parle lui d’«événement d’action» (1986).

Pour autant, nous ne pensons pas qu’il soit possible de généraliser la logique d’Austin à l’ensemble des actions observables. En effet, si logiquement comme pour le texte, l’interprète peut considérer l’action comme possédant un contenu propositionnel et une force illocutionnaire autorisant l’émergence d’une signification identifiable..., cette idée nous semble, en ce qui nous concerne, difficilement tenable. Nous ne pouvons parler d’univocité de signification des actions auxquelles nous serions confrontés dans l’observation. Bien au contraire, c’est plutôt l’idée de plurivocité qui nous semble caractériser cet écart entre les faits que nous observons et la manière dont nous les interprétons.

Si nous prenons l’exemple des pratiques que nous étudions, lorsque nous nous sommes trouvés confrontés à des techniques corporelles qui par leur aspect physique difficile, intense nous sont apparues extrêmement «brutales» et «violentes», ce sentiment a pu s’expliquer rétrospectivement par le fait que notre propre réalité corporelle était interpellée par une projection qui nous amenait à la confondre avec celle des autres. Cette projection nous insufflait un certain sentiment de souffrance, de douleur, certes distancié puisque nous n’étions pas pratiquants, mais pourtant proche et ressentie du fait de la proximité de ces individus tendus, comprimés - ou du moins qui nous apparaissaient comme tels -, nous entourant par leurs souffles, leurs râles et leurs cris... Troublés par cet événement, nous avons ensuite tenté d’expliquer notre impression à certains pratiquants afin de comprendre le pourquoi d’une telle mise en souffrance. Or, ces derniers ne pouvaient saisir et réellement accepter le recours que nous opérions à une terminologie de la violence pour expliquer et décrire notre observation. Selon eux, les notions de «force» et d’«intensité» rendaient bien mieux compte de la signification qu’ils attribuaient à leur pratique. La question n’était alors pas de savoir qui était le plus proche terminologiquement de la «vérité» du fait observé. Il ne s’agissait pas, non plus, de voir dans cette notion de «force» une manière de s’opposer à notre interprétation jugée trop «crue», trop «évidente» par ces pratiquants de yoga. La question que nous soulevons ici montre que, justement, l’action humaine et la corporéité en particulier n’ont pas de significations évidentes, univoques et que le processus même d’observation implique déjà une forme d’interprétation.

Il nous semble, cependant, que cette recherche d’univocité du sens se manifeste dans certaines conceptions de l’herméneutique comme celle élaboré par Umberto Eco dans son ouvrage Interprétation et surinterprétation (1996). Selon lui, en effet, la tâche de l’interprète est de chercher dans le texte le sens caché qui lui confère une unité de signification. Cette approche de la clarté du sens propre à une certaine herméneutique et qu’il oppose aux ténèbres du sens-mystère attribué à l’hermétisme multipliant les interprétations afin de rendre indiscernable la signification ultime du texte, peut expliquer cette considération d’une unité du sens à l’oeuvre dans les pratiques humaines et qu’il suffirait de chercher et de découvrir dans et par le processus d’interprétation. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question du regard et de l’interprétation comme choix théorique, mais auparavant il nous faut retourner à l’analogie entre discours et action.

En effet, dans le cadre d’une science sociale, la modélisation de l’action comme autonomisation et temporalisation d’un acte en relation avec un acteur permet de lui conférer une dimension sociale. Ainsi, l’action peut être comprise dans une effectuation collective où différents statuts et rôles sociaux sont mis à l’oeuvre à l’intérieur d’un contexte donné de pratiques culturelles communes. Cette autonomisation de l’action et sa temporalisation dans le champ social nous amènent à penser les actes dans les termes d’une institutionnalisation de leur effectuation, impliquant des systèmes de règles et de normalisations collectives. Dans cette optique, une action peut être interprétée par autrui en tant que communication de significations et devient sociale lorsque l’acteur, par sa conduite, prend en compte celle de l’autre en s’y opposant ou en s’y conformant. Cette action sociale revêt une dimension plus générale de relation sociale lorsque le sujet prend en compte l’autre et ses réactions et intègre à sa démarche propre un ensemble de valeurs, de systèmes de règles collectives, de pratiques qui vont tout autant régir les actions que les discours en présence. Ainsi, les comportements individuels, les actions particulières, se reconfigurent et prennent sens à l’intérieur d’un contexte général de normalisation qui les relie à un espace public partagé. Avec Vincent Descombes (1995, 1996), nous pouvons réutiliser le modèle logique peircien de relation triadique afin de montrer le rapport qui lie entre eux individus, groupes et institutions. En effet, lorsqu’ un individu communique avec un autre individu, la description de la relation dans sa globalité doit tenir compte d’une relation réelle de type dyadique - quelqu’un parle à quelqu’un d’autre - mais à laquelle s’ajoute un troisième élément relationnel, en l’occurrence, la relation intentionnelle. Dans cette logique, la communication entre sujets n’est pas la simple mise en évidence d’une liaison binaire entre deux éléments. Si l’on considère la communication comme un acte intentionnel, il s’agit alors d’accepter que, dans leurs relations, les acteurs mobilisent des significations donc mettent en oeuvre une démarche d’intercompréhension à l’intérieur d’un système de règles et d’usages établis et qui contribue à normaliser l’interaction.

Cependant cette prise en compte de la relation du particulier et du général n’exclue pas le fait que l’individu-acteur puisse, a posteriori, justifier de sa situation et des motivations de son action. L’acteur a la possibilité de mettre, d’une part, en oeuvre sensément une action tout en tenant compte des conditions d’acceptabilité fixées par le groupe ou la communauté. Il peut ensuite, à tout moment, se soumettre à une justification vis-à-vis du groupe en explicitant les significations de son geste et les raisons qui l’ont poussé à agir de telle ou telle manière. Ainsi, lors de nos observations, nous avons pu assister à des séances de commentaires de textes sacrés où chaque pratiquant devait, dans un premier temps, apporter son interprétation personnelle du dit texte et l’étayer par des références à sa propre expérience. Cette lecture collective se trouvait ensuite, après ces explicitations individuelles, soumise à l’autorité du maître. Par cette mise en relation que ce dernier allait opérer entre l’ensemble des interventions individuelles et le sens premier et sacré du texte qu’il est le seul à détenir, un système d’interprétations collectif se trouvait alors proposé à l’ensemble du groupe pouvant, dès lors, unanimement le partager. Cet exemple de processus de passage du privé au public de significations, sur lequel nous reviendrons beaucoup plus longuement et précisément ultérieurement, par une interaction dirigée, montre comment peuvent s’élaborer ces règles de conduite à l’intérieur desquelles l’action individuelle s’inscrit ensuite. En effet, après un certain nombre de séances de lecture, chaque acte interprétatif des pratiquants va progressivement être référé à des significations et des modes de réappropriations communs au groupe, ce qui rend possible l’intégration de l’individu à la communauté ainsi que sa reconnaissance par celle-ci.

Mais si, de la même manière, l’acteur nous rend compte et nous justifie des raisons de sa conduite, se pose de nouveau la question générale et cruciale de notre interprétation et de notre manière de signifier et d’organiser, dans le discours propre à notre discipline, des significations attribuées à des raisons d’agir. De fait, la question du pourquoi de l’action se trouve reliée à celle du pourquoi et du comment de nos propres actes de discours et d’interprétation. Nous pensons ainsi que le processus d’interprétation d’une réalité est à saisir comme un mouvement organisateur engageant l’observateur au devant de sa recherche. Cependant cette métaphore peut résonner de façon différente. D’un point de vue théorique, l’interprétation dans le cadre d’une réflexion herméneutique est, d’emblée, liée à l’idée de mouvement et de temporalité puisque celle-ci ne peut s’opérer que dans la prise en compte du contexte à l’intérieur duquel le fait se déploie. Ainsi, la reconnaissance de l’idée de discours, donc d’effectuation événementielle du langage, nous mène à admettre le dynamique, le fuyant, le mouvant comme les éléments caractérisant un phénomène en situation. Comme nous l’avons précisé, cette posture théorique nous situe à l’antithèse d’une considération statique et purement structurale, car même si des systèmes de normes et de règles sont reconnus comme sous-tendant l’interaction, ces derniers ne sont pas vus comme des causalités atemporelles qui contraindraient le sujet à agir sans avoir conscience de la portée de ses actes. S’il agit de façon sensée, c’est qu’il sait dans quel but et avec quels moyens il peut mener à bien sa démarche.

D’un point de vue pratique, la prise en compte de la notion d’interprétation dans l’observation ethnographique nous parait être d’un enjeu fondamental. En effet, il nous semble que sur le plan de la méthode, l’expérience de terrain est corrélativement liée à une interprétation. Le chercheur en situation ne peut pas, en effet, rendre compte de la totalité des faits qu’il observe, et cela en raison de ses propres limites perceptives qui l’obligent à sélectionner de façon plus ou moins avouée les faits qu’il puise dans l’infinité des sollicitations et des événements que compose un fragment de réalité en mouvement. Il est certain que ses modes de retranscription pourront, de par leur précision, rendre possible le relevé et l’usage d’un plus ou moins grand nombre d’événements. Mais il est illusoire de croire en l’existence - ou ne serait-ce qu’en la possibilité - d’un recensement total et objectif d’une réalité observée. Étymologiquement, l’ethnographie n’est qu’un compte-rendu plus ou moins fiable, écrit, d’une réalité mais qui participe déjà, sans toujours l’admettre, d’un travail de sélection, donc de configuration, d’organisation, et ainsi d’interprétation des faits et de la réalité qu’elle prétend décrire. Dès l’amorce de la démarche ethnologique, l’observation s’inscrit dans la dynamique d’un mouvement d’interprétation spatialement et temporellement déterminé qui situe le chercheur à la fois dans une position d’observateur-acteur, car il se trouve partie prenante de la réalité qu’il observe, et d’observateur-interprète puisque organisant par l’écriture, a posteriori, les éléments de son observation.