2. 3. 4 La question du proche et du lointain

L’interprétation, en tant que dynamique théorique contextualisante et organisante, nous mène à nous interroger sur un point qu’Hans-Georg Gadamer (1995) et Paul Ricoeur avaient déjà soulevé dans leurs travaux, à savoir la dialectique du proche et du lointain. En effet, comment dans une pratique ethnologique, qui méthodologiquement recourt à une nécessaire interaction in vivo de l’observateur avec la réalité qu’il étudie, concilier conceptuellement l’attitude de distanciation que nécessite l’objectivation d’une réalité avec l’attitude d’immersion qu’implique l’observation du réel et la situation de dialogue engendrée par la prise en compte des discours ? La réponse se situe, nous semble-t-il, toujours dans la considération du mouvement, de l’idée de flux et de reflux qui nous conduit à penser le chercheur dans cet aller-retour permanent entre deux situations. Ce serait de cette friction, de ce balancement pendulaire, que proviendrait l’efficience du travail interprétatif car, seulement considérées du point de vue de leur statique et de leur exclusivité, ces deux situations, prises isolément, risquent de rompre le processus de recherche. En effet, une trop grande distanciation pourrait non seulement nous éloigner du phénomène que nous étudions mais aussi de ce qui nous fait participer et appartenir à une réalité quelle qu’elle soit, à savoir l’interaction et le partage de normes avec autrui. De l’autre côté, une trop grande immersion conduirait à enrayer la démarche ethnologique même car si ce partage devient totalisant, il exclue la possibilité d’une auto-réflexivité critique et d’une distanciation constructive. Dans cette optique, l’observation et la compréhension de l’autre n’ont plus de pertinence ni de raison d’être, le sujet observateur ne pouvant interroger un système de significations et de conduites auquel, dès lors, il adhère de façon totale et non distanciée.

C’est donc de cette expérience mobile, d’alternance entre ce qu’il est possible de ressentir comme proche ou plus lointain, étranger ou familier, que le chercheur peut creuser, interroger et relativiser en permanence son interprétation de la réalité étudiée. Nous retrouvons, ici une idée similaire chez Paul Ricoeur lorsque celui-ci tente de dissocier, à la suite du partage épistémologique qu’a établi Wilhelm Dilthey (1988, 1992) et sur lequel nous reviendrons, entre les notions de compréhension et d’explication. Selon lui, ces notions ne fonctionnent pas de façon exclusive mais jouent sur différents registres de la démarche herméneutique. En effet, si l’explication permet l’appréhension quasi structurale de l’organisation significative d’un texte, la compréhension interroge le lecteur-interprète même. Elle l’oblige, en effet à se comprendre, en l’occurrence à se situer, dans son existence propre et dans sa relation au monde, en se projetant dans cet au-devant du texte, dans cet univers qu’il déploie. Et c’est par cette dualité pratique que s’opère la mise en mouvement du processus interprétatif.

Il nous semble qu’à sa manière Georges Devereux avec De l’angoisse à la méthode (1980) a contribué, dans le cadre de référence des sciences humaines, à amener le chercheur à questionner cet élément existentiel qui intervient dans la relation qui le lie à la réalité qu’il étudie. En effet, dans cette approche, l’analyse est travaillée par cette ambivalence qui la présente comme étant à la fois une démarche objectivante et rationalisante et en même temps une recherche individualisée où le chercheur, en tant qu’individu-au-monde, projette dans sa démarche de compréhension ses propres repères. Il pourra ainsi, non seulement construire son étude suivant la rationalité propre à sa discipline, mais aussi se situer dans le flux de ses propres affects, de son propre cheminement existentiel. Ainsi, la recherche deviendrait une mise en oeuvre plus ou moins consciente de moyens visant à répondre à une interrogation à la fois personnelle, affective, tout en participant d’une construction rationnelle, théorique et d’une justification publique.