2. 3. 5 La séparation entre compréhension et explication.

Mikhaïl Bakhtine, de son côté, s’est interrogé sur ce qui définit la singularité du projet des sciences humaines, en accord avec ce «principe de différenciation» (in Todorov, 1981 : p. 29) qui les distingue des sciences naturelles. En effet, c’est tout d’abord ce rôle de la parole qui, selon lui, en marquant toutes les formes d’activités humaines, les intéresse au premier chef, contrairement aux sciences naturelles pour lesquelles le rôle du discours serait nul. Il s’ensuit, selon lui, une différence d’objet et de méthode pour le sujet connaissant. Ainsi, l’objet fondateur des sciences de l’homme qui leur permet d’exister de facto est le texte même qu’il faut entendre, là encore, en tant que concept large de matière signifiante qui englobe toutes les formes de communications, de pensées, de sens, de significations venant d’autrui. Le texte, dans cette acception large, sur laquelle nous nous sommes déjà penchés, impliquant toute forme de discours que celui-ci soit écrit ou oral, apparaît, pour Mikhaïl Bakhtine, comme cette «réalité immédiate» (ibid. : p. 31) qui rend possible non seulement la constitution des sciences humaines mais aussi, plus largement, de la pensée tout court. Il affirme, en effet, que «‘Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée.’ ‘»’ (ibid. : p. 31). De fait, ces sciences se constituent par l’homme à l’unique condition que celui-ci soit lui-même écrivain, c’est-à-dire qu’il prenne part à cette constitution par la voix même de son écriture. Ainsi, les sciences humaines seraient les sciences de la tonalité, de la résonance, de la sonorité contrairement aux sciences de la nature qui seraient plutôt renvoyées à l’aphone, à l’atone, aux «choses sans voix» (ibid. : p. 31).

Par conséquent, les sciences humaines en tant que sciences de l’esprit, esprit objectivé et objectivant, ne pouvant exister que par l’existence tangible de signes valables pour soi et pour autrui, seraient, dans la pensée de Bakhtine, des disciplines de la subjectivité s’intéressant à un sujet et non à la connaissance d’un objet. C’est pourquoi une différence de méthode est requise afin de distinguer les modes particuliers d’appréhension du réel de ces deux approches. Pour Mikhaïl Bakhtine, des disciplines telles que la linguistique ou la philologie ressortent directement de la compréhension plutôt que de la connaissance proprement dite. Comprendre, dans les termes d’une dialogique, sur laquelle nous nous pencherons ensuite de façon plus approfondie, c’est interpréter une réalité en maintenant deux consciences autonomes, donc en reconnaissant à l’autre une existence irréductible avec laquelle l’appréhension d’une réalité se rattache à un processus commun de signification. Au contraire, la méthode des sciences de la nature s’appuierait sur une notion conceptuellement opposée, à savoir celle d’exactitude, qui implique l’exacte coïncidence de la chose avec elle-même, avec le mot ainsi qu’une adéquation entre le réel et le connaissant, évinçant par là toute forme de relation avec le pluriel, le différent, donc avec l’autre... Mikhaïl Bakhtine n’écrit-il pas à ce sujet : «‘Le critère n’est pas l’exactitude de la connaissance mais la profondeur de la pénétration.’ ‘»’ (ibid. : p. 41).