2. 3. 6 La remise en cause de ce partage : les exemples de Vincent Descombes et de Richard Shusterman

Ce partage épistémologique s’inscrit bien sûr, comme pour Paul Ricoeur, dans le prolongement de la distinction théorique dont nous avons déjà préalablement parlé et qu’a opéré Wilhelm Dilthey (1992) entre sciences de l’esprit, d’une part, et sciences de la nature, d’autre part, de même qu’entre compréhension d’un côté et explication de l’autre. Ainsi, dans le cas des sciences de la nature, on chercherait à établir des lois à partir de l’observation de phénomènes naturels qui ne peuvent être rendus intelligibles que par l’établissement de principes généraux explicatifs. À l’opposé, les sciences de l’esprit s’intéresseraient au sens et à la nécessité de signifier l’action humaine, sans recourir à un principe général, le comportement humain étant en effet immédiatement perceptible et compréhensible. Cependant, selon Vincent Descombes, il est nécessaire de substituer à cette description causaliste et immédiate de la compréhension d’une action, une description plus «intentionnelle», qui «‘présente l’agent comme ayant fait exprès ce qu’il a fait’» (1995 : p. 57). Dès lors, l’acteur avancera une raison, un motif afin d’expliquer pourquoi il a agi ainsi. En outre, ce partage science naturelle/science de l’esprit reposerait sur une conception essentiellement positiviste des sciences naturelles. Dans ce raisonnement, l’herméneute ne conçoit l’activité de ces disciplines qu’en termes de recherche de lois expliquant les phénomènes naturels, de vérités générales allant dans le sens d’explications de type nomologique. Ainsi, l’explication va non seulement généraliser un fait singulier observé mais aussi chercher des mécanismes expliquant pourquoi un événement A a provoqué l’événement B. À l’inverse, l’explication intentionnelle tente, elle, de comprendre en quoi l’événement A fournit à un acteur ou à un agent quelconque la raison de causer l’événement B. En conséquence, il est nécessaire d’opérer une distinction entre les causes de la logique déductive et les raisons de l’inférence pratique, donc de substituer la notion de téléologie impliquant une intentionnalité à l’idée d’une explication strictement mécaniste. Ainsi, les «lois de la nature» positivistes en tant que relevés de régularités observées, «‘nous parlent de ’ ‘ce qui est’ ‘, ou de ce qui a été, mais n’expliquent rien : elles ne permettent même pas (...) d’annoncer ’ ‘ce qui sera’.» (ibid. : p. 61). Une corrélation constante de même que l’observation de régularités ne ressortent pas encore de l’explication. Pour qu’il y ait explication, il faut que cette corrélation fasse comprendre quelle sorte de lien il existe entre le phénomène à expliquer et les facteurs explicatifs. De fait, comme l’indique, Vincent Descombes, «‘Sans connexion, pas d’explication, et cela vaut de l’explication causale (efficiente) comme de l’explication intentionnelle’» (ibid. : p. 64). Cependant, il ne peut y avoir de confusion entre les deux sciences, entre mécanisme et téléologie, car seul l’acte humain, l’action consciente de son but, relève d’une authentique téléologie : «‘pour qu’il y ait téléologie, il faut que le futur soit déjà actuellement présent (représenté) pour pouvoir intervenir sur le présent’» (ibid. : p. 66). Ce type d’explication peut ainsi être appliqué à des systèmes naturels mais seulement en tant que façon de se représenter, ou de décrire ces systèmes comme totalité organisée. Enfin, le positiviste conséquent ne peut accepter l’idée même de causalité, puisque certes elle nécessite un concept réaliste, mais qui sera fourni par l’acteur même. Ainsi, «‘la causalité comprise comme mécanisme générateur, c’est la causalité comprise par un acteur qui se demande comment intervenir dans le cours des choses’.» (ibid. : p. 67). Nous sortons alors de la notion de causalité positiviste comprise comme une relation linéaire entre une cause et un effet, pour prendre en compte une perspective intentionnelle, où celle-ci repose sur la notion d’intervention, «‘donc sur l’idée d’une différence entre l’état des choses qui va se produire si j’interviens, et l’état des choses qui va se produire si je n’interviens pas’.» (ibid. : p. 67).

De son côté, Richard Shusterman, dans son ouvrage Sous l’interprétation (1994), a pris part à ce débat en remettant en question cette dichotomie classique entre sciences de la nature et sciences humaines et cela par l’instauration d’une différence entre les processus de compréhension et d’interprétation. Selon lui, les herméneutes universalistes en tentant de pourfendre l’objectivité réaliste qui postule l’existence d’une réalité fixe, extrinsèque, identique à elle-même, à laquelle ils objectent l’interprétation en tant que construction de réalités plurielles, ont commis l’erreur de penser de façon indiscernée compréhension et interprétation. Or, cette dichotomie que réfutent les herméneutes, s’appuie, en fait, sur un mode de catégorisation propre à ce que Richard Shusterman appelle les «perspectives fondationnalistes». En effet, dans cette optique, la compréhension serait, contrairement à l’interprétation, impartiale. Elle ne s’attacherait uniquement qu’aux faits et à l’établissement de vérités. Dès lors, en récusant cette opposition les herméneutes auraient assimilé les deux processus par une inférence édifiée cependant sur la même distinction fondationnaliste. En d’autres termes, par sa critique de la méthode objectiviste, l’herméneutique a dû, elle aussi, a posteriori, en accepter les prémices ! Afin de s’arracher de cette bande de Möbius, Richard Shusterman postule un retour à John Dewey et aux fondations du pragmatisme par la prise en compte d’une notion de compréhension entendue comme phénomène non conscient, non délibéré mais préréflexif et immédiat. Mais, contrairement au postulat pragmatique / linguistique de base indiquant que toute compréhension et toute forme d’expérience ressortent d’une interprétation nécessairement liée au langage et de nature conceptuelle, Richard Shusterman indique qu’il peut y avoir compréhension simple et directe sans recours à un décodage : ‘«’ ‘Aussi est-il permis, je pense, de défendre le principe d’une distinction entre le fait de comprendre un langage et le fait de l’interpréter, entre une habitude de réponse apprise, irréfléchie mais intelligente, et une décision réfléchie sur la façon de comprendre ou de répondre’.» (1994 : p. 65). Dans ce prolongement, la compréhension devient un processus de base pour l’interprétation, elle est un guide qui motive l’interprétation bien que restant inchoative, vague et corrigible. En n’étant pas donatrice de sens, elle serait déterminée par l’interprétation, qui elle-même dépendra à son tour de la compréhension. Cependant, les deux processus restent distincts l’un de l’autre tout en étant interdépendants puisque nous ne pouvons comprendre sans interpréter. Richard Shusterman note à ce sujet : «‘je plaide ici pour la reconnaissance d’une catégorie de pratique d’expérience qui soutient et oriente l’activité intelligente, mais qui ne se situe pas au niveau discursif et épistémologique de niveau logique des raisons pas plus qu’elle ne peut être réduite aux conditions et aux causes physiques que décrivent les sciences de la nature.’ ‘»’ (ibid. : p. 78).

Ainsi, une hiérarchie de niveaux peut être établie entre, d’une part, le niveau de la compréhension, pouvant apparaître comme partial, obscur, superficiel et, d’autre part, le niveau de l’interprétation qui par sa supériorité peut compléter ou corriger la compréhension première. Cependant, cette distinction reste conceptuelle car, fonctionnellement, les deux dynamiques sont inséparables. Mais, selon l’auteur, «‘il existe d’innombrables contextes qui permettraient légitimement de répondre à la question de savoir comment une chose est interprétée en niant qu’il y ait eu le moins du monde interprétation’.» (ibid. : p. 72). Et, ici, une question peut se poser : certes, mais lesquels ? En effet, ce postulat nous semble difficilement tenable d’un point de vue heuristique car finalement quelles peuvent être les situations et les types d’actions entrant dans cette sorte de compréhension irréfléchie, impensée et inconsciente ? Selon nous, seules les situations cognitives de conditionnement complet du sujet, où celui-ci «agit sans réfléchir», en se pliant aveuglément à un ordre ou à une série d’actions répétées (un ouvrier à une chaîne de montage, par exemple) peuvent répondre en partie à ces critères. Mais nous prenons ici en compte un conditionnement, c’est-à-dire un mode de comportement particulier et extrêmement limité se rattachant à des types de réflexes non intentionnels ou à des séquences de mouvements fonctionnels. De plus, nous nous sentons peu à l’aise avec ce que Richard Shusterman appelle le parti pris de l’ «ordinaire», où l’expérience serait non seulement non-réfléchie mais aussi «significativement muette» (ibid. : p. 73). Nous ne sommes pas totalement convaincus par cette distinction qui situerait en deçà de l’interprétation ce qui aurait trait à l’ «ordinarité» ou, en d’autres termes, aux pratiques du sens commun, distinction postulant une séparation fonctionnelle entre les activités cognitives irréfléchies et les activités critiques, distanciées et réflexives. Enfin, le problème du langage que réfute au demeurant l’auteur reste, selon nous, entier. Certes, il est possible d’imaginer qu’il existe des activités, des «choses», pour reprendre le terme de Richard Shusterman, qui ne peuvent être saisies par le langage, mais de nouveau, une question se pose et à laquelle nous ne pouvons apporter aucune réponse : peut-être mais lesquelles ? Car, leur existence dépend du fait que le sujet les reconnaisse en tant que telles, donc les conçoive par un mode d’intelligibilité qui ressort directement du langage. Partant de ce constat, nous nous retrouvons prisonniers d’un cercle éminemment vicieux puisque comment prendre en compte un en deçà du langage quand cette même prise en compte dépend de ce dernier ? Ou encore, comment reconnaître à une expérience le fait d’être «brute», «en tant que telle», si cette reconnaissance implique de la même manière la nécessité de la signifier afin de l’accepter justement en tant que «en tant que telle», ou encore de la nommer en la définissant comme «pure», «brute»... ?

Mais au-delà de ce débat épistémologique, il nous semble que les conceptions premières de la dialogique apparaissent beaucoup plus fécondes quant à la singularité du projet de connaissance propre à l’ethnologie. En effet, nous pensons avec Mikhaïl Bakhtine mais aussi Antoine Berman, plus particulièrement avec L’épreuve de l’étranger, qu’une herméneutique de la compréhension peut permettre la constitution d’une compréhension intersubjective où la notion de texte serait entendue comme le produit expressif d’un sujet participant d’un langage objectif contextualisé dans une histoire et une culture. L’enjeu fondamental de cette relation s’articule alors non plus sur la question classique de l’interprétation restreinte du texte en tant que contenu objectif mais sur la question générale du langage compris en tant que, pour reprendre les termes d’Antoine Berman, «‘médium ultime de toute relation à l’homme à lui-même, aux autres et au monde’» (1984 : p. 229). Dans ce prolongement, fondation de l’entrelacs dialogique, il est à envisager plus comme «milieu» permettant l’interrelation plutôt que comme simple «instrument» de communication.