3. 2 La réciprocité des points de vue

Quelle que soit la forme que prend la rencontre, elle n’en reste pas moins toujours déstabilisante. C’est dans cet acte originaire, une fois ce seuil franchi, que se noue la relation sensible à l’autre. En effet, c’est par elle que nous nous trouvons confrontés à la primauté de la dimension charnelle, où le corps dans sa pluridimensionnalité nous apparaît dans son épaisseur ainsi que dans son mouvement. La phénoménologie nous permet, ainsi, de le saisir dans une dynamique où nos corps se trouvent alors intrinsèquement liés, dans une sollicitation totale des sens, un déploiement où chacun partage avec l’autre le même espace. C’est bien par ce monde intersubjectif et commun que nous pouvons co-émerger l’un à l’autre. Pourtant cette étrangeté de l’autre, que je ne peux entendre comme un autre moi-même, instaure de la distance et demande que chacun se prête à ce souci de co-signification. Il s’agit, pour chacun, de domestiquer ce que l’autre lui donne à voir. Ainsi lorsque nous assistons à une séance de yoga et que nous posons nos regards sur ces hommes et ces femmes assis en tailleur, nous nous laissons envelopper par l’odeur entêtante de l’encens, nous nous prêtons à ces mouvements corporels que nous ne comprenons pas encore... Dans le même temps, l’élève nous voit aussi, il nous observe. Les repères se brouillent dans cette mise en relation qui nous engage dans une dynamique où du sens va se construire par le fait même que nous nous retrouvons en présence. Ainsi, dans un premier temps, chacun appréhende et décrypte ce qui se joue dans l’interaction et cela au travers de ses propres codes et normes. Des codes et des normes qui nous permettent d’interpréter cette mobilisation générale du sensible où chacun des sens et donc, mais pas seulement, la vue sont interpellés. Car découvrir l’autre, c’est aussi rencontrer un lieu, rentrer en contact avec des objets, des odeurs et parfois des saveurs... S’immerger dans un contexte, c’est encore frissonner dans un courant d’air, sentir le contact d’un tissu, humer l’exhalaison d’un parfum, goûter à l’amertume d’un arôme... C’est donc s’engager subjectivement en s’immergeant dans un flot infini, en perpétuel mouvement, de sollicitations parfois désordonnées mais qui toujours interrogent l’affect.

Ainsi, dans cette relation de co-présence, prise elle-même dans un contexte particulier, l’autre existe par le fait même d’une coexistence, donc du partage et de la reconnaisse d’un espace commun. Dans notre cas, l’ethnologue, s’immisçant dans une situation sociale donnée, peut être perçu comme un élément additionné qui interfère sur le bon déroulement de la dite situation. Pourtant, il participe, du fait même de sa présence, à la communauté d’expérience et d’identification mutuelle qui s’engage entre les différents protagonistes de la scène. Dans cette intrication du visible, les corps de chacun ne peuvent devenir que les marqueurs du regard où les statuts d’observé et d’observant perdent de leur rigidité typologique. L’ethnologue certes observe mais il ne peut pour autant s’extraire de la relation dans laquelle sa situation d’observant le plonge. Il ne peut exister, en tant qu’observateur, que parce que les autres - l’indigène, le groupe, la communauté - le voient, lui aussi, en tant qu’être incarné, présence observante donc active. Nous ne pouvons, en effet, observer que parce que nous sommes autorisés à le faire - nous verrons d’ailleurs à quel point le refus de l’observation ou de la rencontre peuvent devenir révélateurs de la logique inhérente à un groupe particulier - et nous ne le sommes que parce que, nous aussi, nous nous exposons, nous nous rendons visibles donc jugeables, appropriables... Sans cette contrainte - si elle en est une - nous ne serions que des regards immatériels, sortes d’esprits fantomatiques, d’ectoplasmes espions, qui - tels le lion de Wittgenstein - ne comprendraient alors plus rien à la réalité devenue insaisissable par le seul fait que nos référents personnels appartiendraient à deux mondes irrémédiablement inaccessibles, incompréhensibles l’un à l’autre.

C’est dans ce souci, presqu’éthique, où chacun d’entre nous permet à la relation de s’établir que nous avons choisi de toujours nous présenter aux élèves comme des étudiants en ethnologie venus pour comprendre ce qui se joue aux travers de pratiques telles que les leurs. Nous aurions, en effet, pu laisser entendre que nous souhaitions simplement pratiquer. Mais comment alors participer aux cours réservés aux élèves initiés et pratiquant depuis de nombreuses années ? De la même façon, comment justifier le fait de participer à trois enseignements différents et particuliers ? Comment respecter l’engagement que chacun d’eux exige, sachant que celui-ci se trouve de fait nié par cette triple participation ? Ainsi, c’est par cette identification réciproque que nous avons pu expliquer les raisons de notre venue sur le terrain et c’est au travers d’elle que les élèves se sont, eux, situés par rapport à nous. Quelle que soit la position adoptée, elle implique des choix qui auront des incidences sur la réalité observée. C’est donc suivant ce parti pris que nous-observateurs et eux-pratiquants avons pu nous engager dans une trame relationnelle mutuellement acceptée où du sens s’échange. Car, dès lors que nous nous reconnaissons et nous acceptons, un processus de réciprocité peut s’engager où la parole, entendue comme langage, va s’actualiser et nous situer dans le temps. Suivant Francis Affergan, dans Anthropologie à la Martinique, «‘Parler (faire la chronique de...) produit la chronologie du temps (compter, mesurer, scander...). Autrement, le temps est vécu comme une vacuité spatiale, sans projet, sans indice, sans origine mémorisée.’ ‘»’ (1983 : p. 142) Dans ce processus d’échanges, l’autre peut alors s’ouvrir à moi par sa parole et faire communiquer son monde avec le mien. Ainsi pour Maurice Merleau-Ponty, «‘Peut être, dans beaucoup de moments de ma vie, autrui se réduit-il pour moi à ce spectacle qui peut être un charme. Mais que la voix s’altère, que l’insolite apparaisse dans la partition du dialogue, ou au contraire qu’une réponse réponde trop bien à ce que je pensais sans l’avoir tout à fait dit, - et soudain l’évidence éclate que là-bas aussi, minute par minute, la vie est vécue : quelque part derrière ces yeux, derrière ces gestes, ou plutôt devant eux, ou encore autour d’eux, venant de je ne sais quel double fond de l’espace, un autre monde privé transparaît, à travers le tissu du mien, et pour un moment c’est lui que je vis, je ne suis plus que le répondant de cette interpellation qui m’est faite’». (1964 : p. 26).