3. 4 Exotopie

L’ensemble de ces rencontres, de ces entretiens et de ces retours réflexifs a permis de construire du sens, celui-ci nous impliquant dans un partage non plus de simples informations mais d’énonciations vécues comme des actes de paroles, des actions engageantes. Ainsi, nous nous retrouvons dans ce que Mikhaïl Bakhtine énonce lorsqu’il écrit : «‘Si nous sommes deux, ce qui est important du point de vue de la productivité réelle de l’événement n’est pas qu’à côté de moi il y ait ’ ‘encore’ ‘ un homme, essentiellement ’ ‘semblable (deux hommes)’ ‘ mais qu’il soit, pour moi, un ’ ‘autre’ ‘ homme. Dans ce sens, sa simple sympathie pour ma vie n’équivaut pas à notre fusion en un être unique et ne représente pas une répétition numérique de ma vie, mais un enrichissement essentiel de l’événement. Car l’autre coéprouve ma vie sous une forme nouvelle, comme la vie d’un autre homme, qui est valorisée et perçue autrement, et se justifie autrement que sa propre vie.’» (in Todorov, 1981 : p. 167). Et c’est par cette dynamique événementielle qui chacun se situe, toujours si l’on suit Bakhtine, en «exotopie» par rapport à l’autre. En effet, dans le cadre de la situation ethnologique de terrain, chaque protagoniste de la scène existe parmi les autres tout en conservant sa particularité, ce qui le rend unique. Par cette rencontre entre le ou les chercheur(s) et les acteurs qu’il(s) étudie(nt), le lieu de co-présence se construit comme un espace commun interactionnel duquel chacun participe en le créant. Du sens se co-élabore alors, permettant une communication nouvelle où l’autre n’est plus considéré comme le récepteur passif d’une information énoncée mais participe aussi de cet échange. Dans cette construction du sens énoncé, il s’agit de tenir compte de ce qui se dit mais aussi de la situation dans laquelle le dit est formulé.

L’énoncé ne peut donc plus être considéré comme de l’information brute, sans aucun contexte et émanant d’une seule personne. Il se réalise, au contraire, dans un dialogue à plusieurs voix où le sens est pluriel et toujours en mouvement, en constitution. Nous pouvons ici nous référer au concept d’«hétéroglossie» propre à Bakhtine. Car, dans cette interlocution dialogique, comprendre l’altérité, c’est reconnaître que celui dont je parle c’est aussi celui avec qui je parle, avec qui se noue la relation. Nous ne pouvons pas, en tant qu’ethnologues, laisser penser que nous nous situerions dans une situation de surplomb, nous permettant d’accéder directement à la conscience de l’autre et de découvrir ce qu’il nous cache, voire même, ce qu’il se cache à lui-même. Au contraire, il nous paraît nécessaire d’insister sur cette effusion des voix où chacun accepte de se prêter à l’élaboration d’un discours commun, choisissant ce qu’il dit et les règles qu’il suit. Le terrain ethnologique nous semble, ainsi, plus relever de ce lieu, en perpétuelle transformation, où se mêlent les voix. Cette polyphonie ne doit pas pour autant évincer les silences, les refus de dialogue qui, eux aussi, jalonnent l’expérience de terrain. Mais que ce soit dans l’effusion ou la retenue, la communication s’établit, excluant le différentialisme entre un Nous et un Eux, ou encore le relativisme le plus absolu où il ne s’agirait plus que de se référer à un Nous indifférencié. Bien au contraire, c’est par cet ensemble de «je» - dans lequel nous nous impliquons - qui n’ont de cesse de s’interroger, de se façonner, que nous pouvons saisir concrètement ce qui se joue au coeur de l’ensemble de ces interrelations. De fait, reconnaître à l’autre son expression, c’est accepter qu’il ait quelque chose à signifier dont il est conscient, ce qui l’autorise lui aussi à accéder à la dimension de la signification du sens dans une réciprocité de dialogue où de la signification peut échanger.