3. 5 La présence de soi et des autres

L’expérience ethnologique, si elle ne peut s’établir dans une radicale opposition au corps de l’autre, ne peut donc se réduire à une unique confrontation des regards. L’un ne peut se substituer à l’autre, se dissoudre dans une symbiose parfaite qui l’épuise par un jeu de totale ressemblance. Car, si elle est profondément engageante elle est aussi profondément plurielle. Elle n’est pas la mise en visibilité d’une vérité unique qui se dissimulerait dans les tréfonds de chacun. Par-delà les corps, il n’y a pas, en effet, une explication ultime et générale d’un Corps global et qui épuiserait, dans son immanence et son immensité, l’ensemble des possibles du sensible. Si le corps reste pour nous, ethnologues, cet horizon conceptuel indépassable cher à Gadamer, limitant de fait son intention explicative, il ne doit pas pour autant se trouver réduit à une réalité ultime et excluante, univoque et sur laquelle se résoudraient tous les conflits d’interprétation. Dans cette logique, nous considérons que l’autre existe en dehors de nous et que l’interrelation n’est pas le fait de notre simple désir mais le fruit d’une interaction qui nous lie et nous permet de nous comprendre. Extérieurs l’un à l’autre, en ce que nous existons indépendamment, notre signification du monde n’est qu’une parmi une infinité d’autres possibles. Mais c’est de l’entremêlement entre ces différentes significations que nous nous ouvrons les uns aux autres et pouvons partager l’interlocution dans un espace qui n’est réductible ni à l’un, ni à l’autre mais défini par notre rencontre. Ainsi, Bakhtine explique que «‘Toute expérience intérieure s’avère être située à la frontière, elle rencontre autrui, et toute son essence réside dans cette rencontre intense. [...] L’être même de l’homme (extérieur comme intérieur) est une ’ ‘communication profonde’ ‘. Être signifie ’ ‘communiquer’ ‘. [...] Être signifie être pour autrui et, à travers lui, pour soi. L’homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement et toujours sur une frontière ; en regardant à l’intérieur de soi, il regarde ’ ‘dans les yeux d’autrui’ ‘ ou ’ ‘à travers les yeux d’autrui’» (in Todorov, 1981 : p. 148).

Par conséquent, l’autre accepte ma présence auprès de lui sur ce terrain qui est le sien mais qui, du fait de ma présence pour un temps donné, devient autre. Le pratiquant de yoga, si nous nous référons au terrain qui nous intéresse, pourra ainsi choisir de s’exposer ou, au contraire, de nous échapper. Entrer en relation avec lui, ce n’est donc pas arriver sur un lieu qui nous serait totalement et pleinement ouvert et où nous pourrions en quelque sorte assister au «spectacle» de pratiques en train de se faire, de façon distanciée, sans nous y trouver impliqués. Au contraire, la difficulté tient au fait que rien n’est donné mais que tout se construit dans l’interaction. C’est à nous de permettre ce tiers-lieu qui ne manquera pas de susciter des réactions, des tensions. De fait, nous pouvons dire qu’il y a autant de terrain qu’il y a d’ethnologue, chacun y discutant sa place d’une manière différente. Lors de nos rencontres avec les associations, nous avons toujours été autorisés à accéder aux lieux de pratique soit que nous y ayons été invités, soit qu’une personne intermédiaire nous y ait accompagnés. Mais dans tous les cas, notre présence à toujours été négociée afin de ne pas gêner le déroulement des séances. Nous ne souhaitions pas que les élèves vivent notre venue comme une imposition. Notre statut d’observateur a donc pu se muer en «rôle complémentaire», au sens de Georges Devereux (1985), nous situant dans l’interaction en fonction de la place que l’autre nous assigne. Il est d’ailleurs intéressant d’examiner cette place qui nous a été attribuée puisqu’elle reste révélatrice de la manière dont le groupe accepte qu’une personne extérieure à lui vienne troubler son déroulement. Dans ce prolongement, si l’on suit Devereux, «‘au lieu d’apaiser notre conscience scientifique par la fiction de la neutralité de l’observateur-participant, nous devrions plutôt analyser la situation effective dans laquelle nous nous laissons manoeuvrer par nos sujets, de manière à atteindre la véritable objectivité que seule rend possible l’examen du rôle qui nous est assigné’.»(1980 : pp. 341-342). Ainsi, dans chaque association, que ce soit Ganesh, Shiva ou Shakti, nous avons toujours réfléchi à la manière dont les pratiquants nous situaient au sein de leur univers. Il était d’ailleurs intéressant de constater que cette place évoluait au fil des rencontres, et particulièrement pour l’association Shakti, qui, même si elle ne nous a pas autorisés à accéder à toutes les pratiques, nous a peu à peu octroyé une place plus privilégiée. Pour cette association, la rencontre avec les élèves a d’ailleurs été facilitée par le maître, d’autant que dans leur enseignement l’explicitation du «vécu» participe pleinement de leur engagement. Dans le cas de l’association Shiva, notre liberté de circulation était beaucoup plus difficile. Nous nous trouvions régulièrement accompagné d’une personne plus «autorisée», souvent d’une plus grande ancienneté au sein du groupe, et qui décryptait avec nous ce que nous pouvions voir, entendre ou même ressentir. Nous verrons d’ailleurs ultérieurement à quel point ce travail de décryptage des signes est important dans ces associations et en quoi, cet encadrement parfois pesant, amorce cette démarche qui deviendra permanente dans la vie quotidienne des élèves de Shiva. Quant à Ganesh, nos rencontres se déroulaient dans le cadre quotidien de Sophie et Philippe, cadre de vie mais aussi cadre de pratique, les deux se trouvant, pour eux, intimement liés. Il nous a paru, de fait, important, au fil de ce travail, de nous interroger sur la place qu’occupent les personnes avec lesquelles nous avons nourri les liens les plus privilégiés et qui nous ont permis d’accéder plus facilement aux logiques propres aux associations. Leur marginalité, pour certains, permettait de contrebalancer le discours commun d’un groupe relativement fermé et soudé autour d’une pratique présentée pourtant comme ouverte. Ces élèves, un peu différents, n’entre pas toujours en adéquation avec le discours général. Et c’est par eux que nous avons pu saisir les interstices par lesquels les enseignements peuvent livrer autre chose qu’une parole unitaire, totalisante. De la même manière, le recours à l’Internet nous a aidés à prendre de la distance avec un aspect parfois hermétique de ces associations puisque d’autres expériences d’élèves, ayant, eux, quitté le groupe nous ont aidés à contrebalancer le sentiment de plénitude que ces enseignements revendiquent. Malgré ces apparences, ces groupes peuvent aussi être traversés d’impromptus et faire l’objet de rejets quant à des cadres jugés par certains trop rigides ou trop engageants. La notion de famille qui lie les élèves d’une même lignée d’enseignement peut ainsi, nous le verrons, être facteur de tensions et d’exclusions.

À plusieurs reprises, il nous a été dit par les élèves de ces différents groupes que, même si nous n’étions pas pratiquants à part entière, notre simple venue parmi eux participait de la même recherche que la leur mais selon des modalités particulières. Car, si nous étions parmi eux pour comprendre leurs pratiques, eux aussi interprétaient les raisons de notre présence. Un «regard brillant», un son de voix qui «sonne juste» ou encore un mot qui arrive au moment «propice» révélant alors quelque chose de nous, ce quelque chose, sur lequel nous reviendrons tout au long de notre thèse, qui, pour eux, fait signe leur indiquant que nous aussi partageons cette «quête ». Un comportement, une attitude, un mouvement corporel, une tension dans la voix..., tout était susceptible d’être décrypté et de prendre sens au sein de l’univers de signification auquel ils se réfèrent. Ce souci totalisant du décryptage nous a parfois inquiétés. Nous nous sentions pris dans un réseau d’interprétations relevant de normes que nous ne connaissions et ne maîtrisions pas. Nous avions peur de révéler, malgré nous, ce quelque chose qui pouvait aussi les conduire à rompre toutes relations avec nous. Heureusement, ce décodage permanent ne nous a jamais été défavorable et les prophéties, qui ont jalonné notre rencontre avec ces pratiquants, n’ont recelé aucune injonction à notre égard à quitter les lieux.