3. 7 Le «nous»

Dans ce mouvement de reconnaissance mutuel, nous aussi, ethnologues, sommes invités à participer et à nous engager dans cette dynamique commune d’action. Nous ne sommes pas des machines distanciées qui, froidement, recueilleraient des données mais participons existentiellement du terrain dans lequel nous nous trouvons. L’emploi du «nous» de narration tout au long du texte n’est donc pas à entendre comme un «Nous» conventionnel, évinçant la subjectivité de l’observateur mais plutôt comme un «je» plus «je» correspondant à la réunion de nos deux subjectivités. Ici le «nous» est à considérer comme un «je» pluralisant et non identifiant puisque relationnel. En effet, né de la réunion de deux personnes singulières, il institue un texte où l’identité de l’auteur n’a plus de raison d’être en soi, l’écriture révélant du sens construit dans l’interaction, dans l’interrelation. De la même façon, et comme nous l’avons précédemment explicité, le fait d’être deux sur un terrain de recherche aussi sollicitant nous a bien souvent permis de prendre de la distance avec lui et, par là, d’en questionner de manière dynamique les données. Comme l’explique Jean-Pierre Olivier de Sardan, l’enquête à plusieurs est une solution «‘en particulier lorsqu’elle se donne la libre critique mutuelle et la recherche de contre-exemples comme règles du jeu, elle permet à la fois de stimuler l’imagination interprétative empiriquement enracinée et de diminuer notablement les pièges surinterprétatifs’.» (in Enquête, 1996 : p. 59).

Notre différenciation sexuelle a participé, dans cette optique, de ce souci de mise en tension des faits recueillis. Nous marquant, donc nous impliquant individuellement dans l’appréhension et la compréhension du terrain étudié, elle a parfois été déterminante lors des interactions avec les pratiquants. Pour Marc Augé, «‘l’univers, tel qu’on peut le percevoir avec le corps n’est que le prolongement d’une expérience intime immédiate.’ ‘»’ (in La science sauvage, 1993 : p. 139), cet intime se réalisant alors par chacun d’entre nous. Ainsi, lors de différents entretiens, ce marqueur sexuel nous a permis, par sa complémentarité, d’établir des relations particulières lors d’échanges portant sur l’intime de la personne. Il est arrivé, par exemple, qu’une pratiquante s’adresse, de manière complice, à la part féminine de notre binôme rejetant sur l’autre part toute l’animosité qu’elle nourrissait quant à sa vision de la masculinité. Sans ce double rapport, il nous aurait sans doute été difficile d’accéder au plus profond de son expérience, celle-ci s’articulant autour de cette problématique que nous représentions le temps de l’interaction. Inversement, c’est la part masculine de notre binôme qui, régulièrement, s’est trouvée prise à témoin par des élèves hommes lui demandant son avis sur telle ou telle figure féminine d’une association ou lui faisant part des implications de la pratique dans leur sexualité, non sans quelques sous-entendus appuyés. Ainsi, même si chaque situation nouvelle d’interlocution instaure une relation originale entre les individus en présence, dans certaines d’entre elles, l’un de nous s’est vu plus particulièrement investi par le locuteur. Il a pu alors lui servir de référence, tant comme complice d’un ressenti supposé commun au même genre sexuel que, a contrario, comme révélateur de leur différence irrémédiable. Si ces exemples peuvent paraître excessifs, ils nous semblent pourtant importants et n’ont eu de cesse de jalonner notre immersion sur le terrain. Dès lors, notre propre réalité corporelle est apparue comme le référent analogique de ce que l’autre cherchait à nous exprimer, l’axe de réflexion - dans le sens du reflet - des dimensions affectives pouvant ainsi, par cette mise en rapport, entrer dans un mouvement d’explicitation. Mais cette explicitation n’a pas toujours été pleine et entière. Bien souvent, ce sont par des implicites que l’interlocuteur levait le voile sur ses expériences corporelles, induisant un partage sensible commun. Et ce sont ces instants plus fragiles, peu explicites et pourtant nécessaires, qui, au fil des entretiens, ont favorisé la constitution de situations de confiance par lesquelles ce ressenti inarticulé pouvait être repris donc expliciter et par là exposer.

Pourtant ce recours à l’analogie n’est pas sans conséquence heuristique. En effet, rapidement elle pourrait nous amener à supposer que l’autre nous est réductible, puisque au-delà de nos différences existentielles, cette similitude sexuée supposerait que nos interprétations du monde puissent être assimilables. Dans cette perspective, Georges Devereux indique que «‘La perception et l’interprétation correctes de la réalité sont à la fois facilitées et entravées par la tendance de l’homme à se considérer lui-même, son corps, son comportement et ses façons de sentir, comme archétype, ou du moins prototype de ce qui est humain et à modeler sur lui l’image du monde extérieur. Il construit pour lui-même un modèle de soi plus ou moins inconscient et souvent partiellement idéalisé, dont il se sert ensuite comme d’une pierre de touche, d’une norme ou d’une ligne de base pour apprécier les autres êtres et même les objets matériels’.» (1980 : p. 229). Ici encore le fait d’être deux a joué un rôle essentiel dans la prise de recul nécessaire à toute analyse. Par nos co-questionnements sur ces implicites parfois mal formulés il nous a bien souvent été possible de comprendre et ainsi de corriger certains comportements ou jugements non justifiés ou connotés, minimisant l’emprise des affects et la dimension sensible de l’interaction.