3. 8 L’utopie du devenir-autre

Dès lors, c’est par ce constant souci d’examiner avec prudence ce que chacun d’entre nous vivait dans l’expérience de terrain et ce qu’il y engageait personnellement, que nous avons construit avec l’autre, les autres, ce tiers-lieu nouveau n’appartenant réellement ni entièrement à eux, ni totalement à nous. Cette volonté commune de se prêter une confection mutuelle du sens, par un processus interlocutif partagé, nous a permis de ne pas chercher à faire coïncider notre monde personnel au leur ou encore de fusionner avec lui, mais de créer un espace différent fait d’interactions et d’inter-réactions constantes. Cette notion de «participation» consubstantielle à toute pratique ethnographique ne doit pas, cependant, nourrir l’espoir de devenir l’autre, donc autre. Car cette conception quelque peu romantique de fusion avec l’altérité pose le problème d’un sens vidé de substance où nous ne serions plus nous-mêmes et perdrions de vue notre rôle et le but de notre recherche, visant à la compréhension de cette même altérité. à moins d’une totale schizophrénie, d’un irrémédiable dédoublement, nous restons toujours nous-mêmes et c’est cette identité qui, par ailleurs, nous permet de tendre vers l’autre, de nous ouvrir à lui et de négocier avec lui une interrelation engageant chacun de nous dans une exotopie, au sens de Bakhtine, où l’autre ne peut être compris que dans ce jeu de distance.

Plutôt que de rechercher une appréhension unificatrice et linéarisante, nous avons donc privilégié une approche pluralisante par le partage de ce troisième monde à voix multiple où chacun choisi librement de s’y engager. De la même façon que nous avons préféré nous présenter en tant qu’étudiants ethnologues et non pratiquants, nous n’avons pas essayé d’imiter les élèves que nous voyions à l’oeuvre. En effet, nous aurions pu tenter, lors des séances de postures, d’imiter les personnes qui les pratiquaient sans tenir compte des années de pratiques, de l’implication que nécessite l’enseignement, sa dimension symbolique... Mais nous nous serions vite trouvés confrontés à nos propres limites physiques. Quant à la participation aux séances de méditation ou de lectures de textes, nous n’aurions pu y accéder puisque dépendante d’un certain niveau d’expérience que, bien sûr, nous ne possédions pas. Nous aurions pu limiter notre observation aux premiers cours de postures et effectuer celles-ci comme n’importe quel débutant. Pourtant cette optique ne nous semblait que peu pertinente puisque, rapidement, elle ne nous aurait confrontés qu’à l’intime de notre propre expérience renouvelant le risque d’une réduction de l’observation à soi-même. Si soi-même tend à devenir autre dans la situation interactionnelle ethnologique, c’est aussi parce que cette mise en relation nécessite justement de la tension, l’autre ne pouvant être réduit qu’à un soi autocentré. Pour nous, participer implique d’avantage de s’engager dans cette dynamique constante d’élaboration d’un tiers-lieu nous mêlant à une situation toujours nouvelle et négociée. Participer, selon cette logique, nous conduit à comprendre l’altérité dans le lien qui nous relie à elle, à sa dimension d’étrangeté. Nous n’avons pas souhaité effectuer les exercices posturaux du yoga, pratiquer des respirations de manière simplement technicienne sans aucun investissement existentiel. Nous avons plutôt cherché à comprendre comment ces personnes vivaient leurs pratiques et les implications que cela pouvait avoir pour eux, tant physiquement, existentiellement que socialement. Selon ce principe d’exposition, nous avons donc toujours choisi de restituer nos travaux aux personnes que nous avons rencontrées. Ainsi en a-t-il été pour l’association Shakti qui, lors de nos mémoires de maîtrise et de DEA, avait constitué notre terrain de recherche. Car retransmettre nos écrits à ces groupes qui avaient accepté de se prêter au jeu de l’interaction et nous avaient offert un temps si précieux, répondait à cette nécessité de partager, avec eux, l’interprétation que nous avions construite à partir de ces rencontres mais aussi impliquait de nous soumettre à leurs propres réactions et critiques. Ce travail de co-réflexions nous a ainsi amenés à prendre conscience que certaines de nos analyses ou descriptions comportaient des erreurs concrètes. Il nous a surtout permis de cheminer dans la compréhension du système de représentations et de référence qui est le leur.