3. 9 Le texte comme prolongement du tiers-lieu

Le texte final, ici en l’occurrence notre thèse, s’inscrit dans la poursuite e l’élaboration d’un tiers-lieu marquant cet engagement mutuel qui, un temps, nous a liés. Il n’est pas l’objectivation d’un recueil passif de données mais bien plutôt le résultat d’une expérience réorganisée, secondarisée. Dans cette logique, si lors de l’immersion les acteurs se sont prêtés à l’interaction en s’y donnant à voir, l’ethnologue, par son texte même, se donne lui aussi à voir, ou plutôt à lire. Il permet à l’autre de saisir les modes d’interprétations dont il a été l’objet et de prendre part, à son tour, à ce processus général d’intercompréhension. À ce sujet, Tzvetan Todorov précise qu’«‘il ne suffit pas de comprendre le texte comme faisait son auteur (et ainsi que le croient certains herméneutes-positivistes). L’auteur est toujours en partie inconscient à l’égard de son oeuvre, et le sujet de la compréhension a pour devoir d’enrichir le sens du texte ; il est également créateur.’ ‘»’ (1981 : p. 168). La trame interprétative ne se clôt donc pas avec l’écriture. Le sens, par cette possibilité d’une réappropriation de l’interprétation, peut continuer de s’élaborer, avec ou en dehors de celui qui en est l’auteur. Écrire l’autre participerait de l’organisation de cette réalité plurielle de terrain, composée de sens éclatés, de temporalités diverses, en vue de le rendre lisible autrement, d’en proposer une compréhension par l’élaboration d’un système qui fait sens pour celui qui le compose. Par notre écriture ethnologique opérant sur ce concret de l’expérience des brisures, des coupures dans la trame de l’observation, nous proposons notre propre interprétation qui fait se re-joindre autrement ce qui avait été préalablement découpé, disjoint. Être sur le terrain implique bien d’y entrer pleinement, d’en goûter intimement les aspérités, les temporalités, les variations... Le texte lui, nous amène à repenser cette rencontre, à la réduire dans un espace logique défini où l’autre perd un peu de son corps, de sa chair, pour reprendre la pensée de Merleau-Ponty, de son aura, si nous faisons référence à cet univers énergétique du yoga. Il nous semble, de fait, nécessaire de ne pas perdre dans la rigidité de l’écriture les mouvements, les vibrations qui ont accompagné notre découverte de ces associations. Ainsi, si notre logique discursive s’organise selon ses propres codes et normes, il n’en reste pas moins que le tiers-lieu, avec ses logiques propres, ne cessera de traverser la trame de notre écriture. Ce qui nous a été donné à voir ne peut être retenu comme de la matière inerte mais, bien au contraire, ne prend sens que par son contexte vibratoire vivant. Ainsi, si le texte ethnologique peut être ramené, comme l’énonce Francis Affergan dans Exotisme et altérité, à quatre fonctions particulières de discours, «‘judicatoire d’abord en cela qu’en disant une chose on ne peut pas ne pas la juger ; axiologique ou évaluative : en la jugeant on ne peut pas ne pas lui conférer une valeur ; déictique : dire implique toujours qu’on désigne quelque chose à quelqu’un ; enfin déontique : à savoir la production de marqueurs qui règlent ce qu’il conviendrait de faire dans certains cas.’ ‘»’ (1987 : p. 207), elles dépendent toujours des relations que l’ethnologue a nourri avec son terrain. De fait, que ce soit de manière directe ou indirecte, l’autre ne cesse de participer à cet écrit sans pour autant le déterminer. Et c’est pour cette raison qu’il nous a semblé nécessaire de joindre à l’écriture de notre analyse les voix des acteurs que nous avons rencontrés. Tout au long de la trame textuelle, ils pourront ainsi s’insinuer au corpus même du texte, selon leurs propres inflexions, intonations, résonances... Nous avons choisi de leur donner la parole sous la forme reconnaissable de paragraphes, de phrases ou de termes en italiques et ceints par des guillemets.

De la même manière, les sensations de la situation d’immersion, les impressions qui l’ont jalonnée, retentissent encore sur l’élaboration du texte. L’affectif participe donc bien de l’analyse, tout autant qu’il a participé de l’interaction, de la rencontre avec autrui. En tant que recomposition de notre expérience, l’écrit opère des liaisons qui sont fonctions de ce que nous avons ressenti ou continuons de ressentir, donc de la manière dont nous l’avons appréhendé et compris. Pour Pierre Sansot, ‘«’ ‘Certes nous sommes sans cesse ’ ‘«’ ‘ touchés ’ ‘«’ ‘ par des volumes, des couleurs, avec des correspondances étranges, des répétitions familières mais nous sommes tout autant éveillés, excités, pénétrés par des récits, des bouts de phrases, par les multiples groupes sociaux que nous rencontrons - et c’est autrui cela le sensible, cette rumeur insistante à laquelle nous retournons comme on revient à la vie, qui parfois s’articule, devient plus stridente avant de gronder à nouveau’.» (1986 : p. 38). Le texte permet ainsi d’actualiser cette mouvance du sensible, d’expliciter par lui comment l’autre habite le monde, quelles sont ses motivations, ses intentions17...

Il pose de la même manière la question de la temporalité. C’est pour un temps donné que nous participons, en effet, avec les élèves à l’exercice de leur enseignement et c’est donc un temps donné qui servira de référence à notre réflexion. L’interaction s’est ainsi construite au fil d’une temporalité faites de successions. Nous sommes venus en un temps donné - alors que pour eux cela faisait parfois de nombreuses années qu’ils avaient choisi de faire du yoga - et sommes repartis en un autre temps donné, les laissant poursuivre l’exercice de leur pratique. Si pour nous, la temporalité que restitue notre texte est identifiable et circonscrite, pour eux le temps n’en fini pas de s’étirer. L’existence tiers-lieu, né de la rencontre lors de moments définis, se trouve suspendu du fait que nous cessions de nous y rendre régulièrement. Le terrain que nous présentons aujourd’hui se trouve donc décalé dans le temps puisqu’il traite d’un passé, un passé qui, pour eux, a continué de se constituer dans le présent. En aucun cas, il ne nous appartient. Nous n’avons pas la prétention de penser que ce que nous en disons puisse l’épuiser, notre interprétation n’étant que le fruit d’interactions accomplies à un moment donné. Les actions à l’oeuvre ne sont pas entendues comme des données achevées, closes sur elles-mêmes, mais bien au contraire comme des processus en perpétuel mouvement. De même, les groupes étudiés ne sont pas figés une fois pour toutes, ils ne cessent de se transformer tant dans leurs formes (nombre d’adhérents, lieux...) que dans leurs choix (pratiques, modification de certains rituels...).

Dès lors, le texte ethnologique, s’il parle d’un autre ailleurs et absent, reconstruit cette présence plutôt qu’il ne l’épuise. Par cette réélaboration d’un monde commun, il met en crise les énoncés donnés, les pratiques observées. Même s’ils demeurent valides pour les acteurs, il s’agit de les recontextualiser dans une dynamique qui en explicite et en analyse l’usage. L’écriture permet cette objectivation de l’expérience de terrain en en déconstruisant les règles, les implicites... Mais il s’agit bien d’une dé-construction, et non d’une destruction, par laquelle il s’agit de comprendre et d’analyser les logiques inhérentes à cette expérience ainsi que les normes et codes qui l’organisent.

Notes
17.

Notons qu’il nous sera impossible d’enrichir notre texte par le recours à des illustrations photographiques et cela pour différentes raisons. D’une part, elles ne peuvent garantir l’anonymat des personnes. D’autre part, et nous reviendrons sur ce point ultérieurement, pour les yogis que nous avons rencontrés, elles ne sont pas neutres mais porteuses d’une efficace énergétique qui en interdit une simple utilisation illustrative. En effet, photographier ne serait-ce que la photo d’un guru, c’est aussitôt en saisir la potentialité quasi magique.