3. 10 Comprendre et traduire

Ainsi, comprendre, l’autre ce serait l’interpréter dans les termes de notre propre discours, selon nos propres modes organisationnels. Mais ce serait aussi se prêter à son étrangeté, à un univers où le sens bien souvent semble obscur, fuyant, glissant. Et c’est par ce travail de mise en relation, d’analyse que nous allons tenter d’en présenter une explication visant à le rendre accessible par l’écriture dans une dynamique de traduction où le sens se réorganise. Comme l’indique Antoine Berman (1984), se référant aux réflexions fondatrices de Friedrich Shleiermacher, ce terme de traduction doit être ici entendu épistémologiquement en tant que concept généralisé plutôt que restreint. Il ne peut être entendue comme un simple acte de transmission inter-langues mais plutôt comme le paradigme d’un processus de compréhension global où la question de la parole en tant qu’interprétation/communication d’une expérience de l’altérité se fait cruciale. Conçue dans ces termes, et partant de la définition de Jean-René Ladmiral (1994), la traduction exprime certes un cas particulier de convergence linguistique où, en tant que médiation inter-linguistique, de l’information est transmise entre locuteurs de langues différentes mais plus encore, et particulièrement dans le cadre d’une démarche ethnologique, elle propose un processus de reconstruction, visant à rendre plus familier, par un décentrement du sens, ce qui semble parfois irrémédiablement différent. Elle ne peut donc être conçue comme un exercice pur et simple de transmission de significations d’un contexte de départ (le terrain observé) vers un contexte d’arrivée (l’interprétation de l’ethnologue) reposant sur un principe d’équivalence du sens. Elle nous semble plutôt correspondre à un mouvement impliquant de la reformulation, où le sens se trouve en permanence remis en jeu. Ainsi, ce que nous disons, énonçons et écrivons de la réalité que nous étudions trace les contours d’un texte qui se rapproche d’elle tout en s’en éloignant.

Pour reprendre Jean-René Ladmiral, nous pourrions dire que notre manière de signifier le monde n’est pas la même que celle des personnes que nous avons rencontrées mais, cependant, elle n’est pas non plus tout à fait autre. En effet, leur usage de certains termes, comme par exemple celui d’«expérience», d’«énergie» ou encore de «sacré», et sur lesquels nous reviendrons ultérieurement, va différer dans la réappropriation que nous nous en ferons afin de les interpréter. Dès lors, il ne nous semble pas que la traduction soit «entropique». Elle n’implique pas de la perte d’information mais, dans son acception dynamique, elle suppose une réappropriation, une réorganisation donc une transformation de cette information par une réécriture qui en propose une autre lecture. Cela nous amène à nous interroger sur les concepts de dénotation et de connotation. Ainsi, si nous reprenons l’exemple du terme «sacré», il implique une certaine dénotation, possède donc un certain contenu sémantique, en l’occurrence une qualité particulière de mise en relation avec un principe totalisant, transcendant que l’on peut qualifier de divin. Cependant, une divergence peut transparaître quant à la manière dont nous allons, chacun à notre façon, le connoter, c’est-à-dire lui attribuer une valeur propre. Pour le pratiquant de yoga, celui-ci pourra se définir selon des termes relevant du «sentiment», plutôt que de la «croyance», «sentiment» qui correspondra lui-même à l’expérience de la mise en relation avec «soi», «soi-même», plutôt qu’avec «Dieu»... De notre côté, le «sacré», compris comme adjectif, peut être compris comme un principe de partage visant à distinguer un objet, un être, un lieu de son correspondant profane. De même, en tant que nom, il peut être entendu comme un principe explicatif permettant d’interpréter, donc de donner du sens, à tout un ensemble flou d’événements, d’actes pondérés, de procédés que l’on juge, en accord avec des observations et des discours, comme ressortant du non-ordinaire, qui nous fait penser que, , nous sommes face à «quelque-chose d’autre». Nous pouvons enfin tenter de signifier la manière dont ce terme sera connoté par les individus rencontrés. Ce recours au «sentiment», plutôt qu’à la «croyance» laissera transparaître, pour nous chercheurs en sciences sociales, une certaine nécessité, pour les pratiquants, d’insister sur l’aspect personnel et impliquant de leur enseignement, qui se détacherait par là de l’application dogmatique de préceptes jugés impersonnels...

Or, ici, nous touchons à l’aspect fondamental du processus de connotation précédemment avancé, à savoir l’articulation entre discours individuel et discours collectif. En effet, le sens d’un mot, d’un terme, d’un concept renvoie à la fois à un usage subjectif, particulier mais entrant dans le cadre d’une institution, d’une signification collective. Nous rejoignons ainsi Jean-René Ladmiral pour qui, les connotations ne peuvent se réduire à de l’infra-individuel. Chaque occurrence, chaque signifié linguistique, chaque énoncé ne peut se trouver réduit à un simple événement de parole isolé, singulier et irréductible, car dans ce cas, toute forme de communication, par l’incommensurabilité réciproque des énoncés qui la composent, s’anéantit. Comme l’indique l’auteur, «‘une telle atomisation des significations et des connotations voueraient les uns comme les autres à l’ineffable, à l’incommunicable, et rendrait tout langage impossible en même temps qu’elle opposerait a priori un obstacle infranchissable à toute tentative entreprise pour la traduire’.» (1994 : p. 141). Par conséquent, lorsque nous prenons en compte dans le discours de l’autre, une certaine manière de signifier un terme, nous devons considérer son énoncé comme étant un fait de parole individuel mais s’inscrivant aussi dans une institution. La connotation est donc non seulement entendue du côté de la parole individuelle mais aussi du côté du langage institué. Dans cette perspective, l’énoncé devient «‘un fait de communication où l’information est simultanément dénotative et connotative’.» (ibid. : p. 171). Ainsi, «‘Je ne communique pas ’ ‘sur’ ‘ des objets extérieurs (dénotés) en y ajoutant par après le ’ ‘«’ ‘grain de sel’ ‘»’ ‘ d’une subjectivité adventice (connotative’)» (ibid. : p. 172).

Le discours même de notre texte s’inscrit donc dans ce cadre général de réflexion en tant que participant d’un corpus, d’un champ de connaissance particulier au savoir ethnologique. Dès lors, la possibilité du dialogue et de la justification demeure car notre processus même d’interprétation s’inscrit dans l’horizon d’un domaine de connaissance constitué, si bien que s’il ne peut être réellement validé ou invalidé, il peut cependant être discuté. Cette articulation entre connotation et dénotation, individuel et collectif, significations subjectives et institution nous permet d’éviter les écueils d’un discours solipsiste ainsi que ceux d’un relativisme invalidant toute forme de traduction, toute idée de compréhension même de l’altérité.