IV - FAIRE SYSTÈME : IMPLICATIONS THÉORIQUES

Si l’expérience de terrain reste cette immersion mais aussi cette confrontation à un univers de sens déstabilisant et interrogeant puisque ressortant de cette logique de l’autre, ni tout à fait semblable ni irrémédiablement différente de la nôtre, il vient un moment où nous devons tenter d’en apporter une compréhension par ce processus de réappropriation et de redéfinition du sens qu’est, selon nous, la démarche interprétative-traductive. Le réel, ou du moins notre expérience de ce réel, doit alors se conformer au difficile exercice de l’analyse et de son écriture, à cette inévitable concrétisation cursive de la réflexion a posteriori. Bien que finale, ou du moins acceptée comme telle, elle ne demeure pourtant pas initiale, puisque dès ses premiers pas dans cet univers non familier, parfois si éloigné de lui, l’ethnologue a déjà recours à l’écrit et au récit afin d’opérer, au travers de ses notes et commentaires, une première sélection de ces faits, de ces événements infimes qu’il érige en données afin de se repérer, de se situer dans cet espace qu’il parcourt. Ainsi, en y prenant place, il se situe simultanément dans le temps de la relation. En relevant tel ou tel fait, en lui reconnaissant une pertinence, il l’objective donc date, événementialise son lien au terrain qui, en devenant cet ensemble de données objectives, l’inscrit dans l’effectivité de sa pratique et l’affectivité de sa relation aux autres.

Quoique participant du même processus d’interprétation, donc de sélection et d’organisation du sens, l’analyse diffère pourtant, dans sa logique, de l’observation. Car, ici, dans cet espace et dans ce temps non pas second ni véritablement définitif mais qui participe d’un dénouement, d’un étirement de la dynamique du sens, l’expérience de terrain, la relation in-carnée et sensible n’est plus. Elle fait place à une réflexion distanciée mais encore vibrante, imprégnée de sollicitations et d’images. L’analyse s’efforce alors de traduire cette intrication du réel dans laquelle le chercheur a été immergé afin que son écriture, par sa linéarité, son horizontalité, ne décharne pas pour autant, par l’éclatement et la séparation, la complexité de la réalité qu’il a étudiée. Certes, l’écriture anthropologique reste un processus analytique intimement lié à la notion d’étendue, où des lignes séparées se suivent, se cherchent, en concourant au même déroulement progressif du sens. Pour autant, elles ne doivent pas se disqualifier les unes des autres, s’interpeller sans se répondre. Leur organisation mutuelle contribue à ce que les significations s’interconnectent, tout en s’entrecroisant, se coupent et se recoupent sans malgré cela jamais se trancher. Elles ne doivent pas non plus, telles des lignes d’ondes à la surface de l’eau, se mouvoir sans jamais se toucher, mais, au contraire, s’étirer, changer de point de vue tout en se répondant. Aussi, lors de notre travail de terrain, nous avons été confrontés à une pluralité de pratiques, de lieux, d’acteurs, de significations, à des niveaux de symboliques tant corporelles que cosmologiques, entrecroisés, interdépendants et irréductibles les uns aux autres. Cette importance de l’interrelation est d’autant plus prégnante que la pensée hindouiste, à partir de laquelle les mouvements que nous étudions construisent en partie leur rapport au monde, arque sa pensée de l’homme et de l’univers sur des principes qui ne s’inscrivent pas à la suite des axiomes principaux d’identité, de non-contradiction et de tiers-exclus de la tradition rationaliste occidentale. De même, le sentiment religieux que l’on peut en dégager contribue à asseoir ce souci de faire lien, de mise en relation totale entre monde, sujet, corps et altérité.

Nous nous efforcerons donc de tramer notre interprétation et l’ensemble de nos descriptions sur cette idée de relation et d’interrelation où chaque modèle, concept n’existe que dans sa liaison avec les autres, où chaque singularité est pertinente au regard de la pluralité. En d’autres termes, nous nous efforcerons de penser cette analyse, son organisation, son lien logique en tant que système. Système... le mot est lâché... Pour autant, nous ne le laisserons pas s’échapper ainsi. Tant l’ethnologie que l’anthropologie, dans leurs histoires respectives, en tentant de comprendre des ensembles sociaux, humains, symboliques ou culturels ont cherché, à un moment ou à un autre, à signifier le lien donc à ourdir leurs analyses sur quelque chose qui à un moment ou à un autre «fait système». Cette notion, dans la communauté des sciences sociales, est, comme le dirait Thomas S. Kuhn (1983), un terme qui participe d’un certain consensus : nous le comprenons tous, nous en avons tous une saisie commune, qui insiste sur l’idée de liaison, de relations..., mais chaque ethnologue, de Malinowski, à Lévi-Strauss, en passant par Mauss, l’a particularisé dans son propre univers d’analyse. Ainsi, il nous paraît important de nous situer, à notre tour, dans l’histoire de ce concept afin de répondre à la question de savoir ce que nous entendons, dans notre propre recherche, par cette notion de système entendue comme modèle interprétatif. Cette recontextualisation tentera de dégager, au travers de grandes tendances qui nous conduirons de l’anthropologie structurale jusqu’aux limites de l’épistémologie de la cybernétique et de Gregory Bateson, de dégager des grandes lignes théoriques afin de traduire notre vision de ce concept. C’est pour cela que cette construction va, dans un premier temps, impulser son propre mouvement interprétatif, en se penchant sur la manière dont le structuralisme au travers de Claude Lévi-Strauss et de ses commentateurs a fait surgir, de façon singulière, cette notion dans le champ sémantique théorique de l’anthropologie.