4. 1. 2 Une pensée de la dé-performation

Dans cette logique, si nous prenons l’exemple du mythe, chaque récit mythique relève d’un système symbolique, et peut être alors décomposé en éléments fondamentaux qui vont, à leur tour, entrer dans un réseau paradigmatique de relations. Chaque valeur du mythe se voit regroupée sur un plan spécifique (sociologique, techno-culinaire...) et reliée l’une à l’autre selon un agencement commun, ce qui permet de mettre en évidence des systèmes de parallélismes et d’oppositions non seulement entre les thèmes d’un mythe particulier, mais aussi entre les mythes eux-mêmes. Comme l’a indiqué Vincent Descombes à François Dosse : «‘Par-delà l’horizon interdisciplinaire que définit Lévi-Strauss, il énonce une thèse canonique du structuralisme en affirmant que le code précède le message, qu’il en est indépendant ; et que le sujet est soumis à la loi du signifiant.’ ‘»’ (1992 : p. 46). Ainsi, contrairement à leurs apparentes diversités, les mythes en perdant justement leur statut de récit, donc en les arrachant à leur lien singulier à un temps et à un espace particulier, répondent à la même nécessité organisante et signifiante. Tout comme la société, pensée dans ses différentes modalités (échanges économiques, relations de parenté...), ils accomplissent la même fonction de communication universelle et désubjectivée. Partant de la lettre et de l’esprit des thèses de la cybernétique, Lévi-Strauss voit alors le social comme un vaste réseau de communication structuré par le même système de relations. Dans ces conditions, les systèmes de parenté sont à considérer comme une sorte de langage assurant entre individus et groupes une certaine forme de communication et cela par la circulation des femmes du groupe entre clans, lignées, familles...

Comme l’a montré Dan Sperber dans son essai sur le structuralisme lévi-straussien (1968), cette correspondance admet pourtant quelques limites : les règles de parenté diffèrent des règles de langage en ce sens qu’elles se contentent de régir les réseaux des échanges matrimoniaux, en dictant le sens des alliances. Contrairement aux règles de langage, qui créent des phrases, régissent le code linguistique et ne spécifient pas les conditions de l’échange, elles ne créent pas leur propre unité d’échange, en l’occurrence les femmes, et conditionnent leur propre réseau de communication tout en ne reconnaissant pas de différence entre leurs unités (ce qui les éloigne de la notion de paradigme linguistique). Dans ce prolongement, Sperber conduit sa critique jusqu’à la manière dont le concept de système de communication est réemployé par Lévi-Strauss. En effet, et la cybernétique l’a bien montré, un système de ce type nécessite en réalité un double impératif : la présence d’une classe d’objets communicables, à savoir des messages, de même qu’un ensemble de canaux qui vont mettre en relation des émetteurs et des récepteurs par où les messages pourront être échangés. Un réseau de télécommunication répond, de la sorte, à cette double contrainte de la structure du code compris comme règle régissant l’élaboration du message et de la structure du réseau en tant que règle régissant les modalités de l’échange. En effet, le code permet la traduction de tous les messages linguistiques, le réseau quant à lui joint entre eux tous les centres locaux susceptibles d’échanger de l’information. Or, les réseaux ou les codes peuvent très bien être modifiés séparément sans que l’un ou l’autre soit affecté par cette modification. De la même manière, dans l’optique de l’analyse lévi-straussienne, l’analyse linguistique permet de faire abstraction des conditions spécifiques de l’utilisation du langage. Les objets linguistiques, en tant que codes, sont formés par des règles propres, sans que le contexte, c’est-à-dire le réseau, ne les affecte véritablement. En isolant ainsi les codes, on peut alors disposer d’un ensemble homogène de messages que l’analyse structurale peut découper en éléments et par la suite classifier. Le langage se sépare du contexte de communication, tout comme la pensée mythologique de son utilisation, le réseau des échanges matrimoniaux de l’ensemble des faits de parenté. Cependant, cette formalisation et cette analogie peuvent se heurter à quelques écueils, dont un majeur, celui de la situation de rituel. Le rite ne peut pas être, en effet, pensé comme régi par un simple code, car, comme le dit Sperber, ‘«’ ‘la signification et la composition même d’un message dépendent des positions de celui qui l’émet et de celui qui le reçoit.’» (1968 : p. 76). Les différents protagonistes d’un rituel se soumettent non seulement aux contraintes d’un système de signes, mais aussi d’échanges, dans lequel il doit y avoir plus que du simple signifiant et signifié donné et reçu. L’hypothèse de Lévi-Strauss, posant une équivalence entre systèmes culturels et langage peut tenir selon Sperber mais seulement si l’on considère comme langage toutes les formes de système de signification. Cette hypothèse montre vite ses limites, si l’on admet qu’un langage est un ensemble de messages dont la formation est régie par les mêmes règles, or «‘les systèmes socio-culturels règlent non seulement la constitution des messages, mais aussi leur ’ ‘circulation’ ‘.’ ‘»’ (ibid. : p. 83). De fait, et l’exemple du rituel l’illustre bien, certains systèmes socio-culturels ne peuvent pas être appréhendés comme organisé par des structures de code ou de réseau, puisque, dans ces types de situations, le message et les canaux sont codépendants et cofonctionnant.

Cependant, au-delà du problème que pose le saut épistémologique entre linguistique, anthropologie et cybernétique, une question subsiste : où résident, en dernière instance, ces systèmes et structures organisants qui, seuls, pourraient apporter, selon Lévi-Strauss, à la démarche anthropologique la valeur d’explication finale ? Comme l’indiquait Vincent Descombes dans Les institutions du sens (1996), Lévi-Strauss s’accordait avec Marcel Mauss pour considérer la vie sociale comme un tissu de relations que tant la sociologie que l’anthropologie ont pour tâche de construire. Mais, selon Lévi-Strauss, l’échange social est permis du fait même de la présence de mécanismes mentaux identiques chez tous les hommes. Le tout serait donné avant les parties, dans les tréfonds obscurs de l’âme humaine, contrairement à Mauss, pour qui le tout doit être construit par un assemblage progressif de ses parties constituantes. Dans Essai sur le don (in Sociologie et anthropologie, 1989), Mauss indique comment les rapports de complémentarité entre statuts, droits et devoirs peuvent entrer dans un principe organisationnel, un système qui non seulement ordonne mais aussi informe. De fait, le don est saisi comme un jeu de relations où toute chose et toute personne se voient inter-reliées dans un réseau de codépendance. Mais, selon Lévi-Strauss, cette démarche se contente d’une simple description, elle doit passer à ce stade supérieur de la formalisation qu’est l’explication. Le principe maussien d’explicitation de la règle par son intelligibilité en recourant aux concepts et à la rhétorique même des acteurs, ne suffit plus. Le chercheur ne doit plus simplement rapporter les règles dans les termes mêmes du langage de ceux qu’il observe, car même significatifs, les mots indigènes n’introduisent aucune intelligibilité. Ils ne sont plus que des sortes de symboles algébriques à la place déterminée, s’inscrivant dans un processus général de nécessité qui oblige l’opération de don. Ce processus serait plus à rechercher du côté de la psychologie, de l’intellect que du social, ce qui mène Descombes à dire que cette logique nous conduit à passer de la question de la règle à celle de la force : «‘Lévi-Strauss semble donc croire que la démarche scientifique réclame de l’anthropologue, qu’il aperçoive dans les règles conscientes (dont la nécessité est déontique) la manifestation ou l’effet des mécanismes (dont la nécessité soit naturelle, physique).’ ‘»’ (1996 : p. 254). Ainsi, la clef de l’explication ne se situerait non plus dans mais en deçà de la société humaine. Alors que Mauss tentait de dépasser les contradictions apparentes d’un phénomène par l’apport d’une description fine, Lévi-Strauss cherche plutôt une explication dans les règles implicites d’une pensée symbolique. Ce tout avant les parties est alors ailleurs, il est quelque part dans l’enceinte des structures mentales, dans le secret de mécanismes psychologiques dont la régulation est plus de l’ordre de la contrainte que de la signification. Et cette pensée symbolique, porte ultime ouvrant sur l’immensité de l’explication, autorise l’étude d’un symbolisme religieux d’une société, par exemple, sur le même mode qu’un langage formel. Comme le note Descombes, cela peut s’effectuer «‘sans tenir compte du fait que ce symbolisme représente, aux yeux des fidèles, les valeurs les plus hautes et les réalités les plus éminentes, la source de la vie et la puissance dont les décrets nous gouvernent’.» (ibid. : note p. 255). Dès lors, cette localisation dans l’inconscient de l’explication structurale et systémique permet d’évincer toute notion de finalité subjective, puisque c’est dans l’esprit que s’effectuent, de façon impersonnelle les fonctions du tout qui organise la réalité sociale, les institutions et les coutumes. Ces structures sous-jacentes, que Piaget présente aussi comme «‘un système de schèmes s’intercalant entre les infrastructures et les superstructures’» (1983 : p. 93) ne sont pas qu’un modèle formel lié au seul théoricien puisqu’ elles existent non seulement en dehors de lui, mais sont aussi la source même de la description ; elles ne sont pas non plus des essences transcendantales liées à la signification première du moi ou du vécu, elles sont cet intellect, cet esprit humain immuablement identique à lui-même, primant le contexte, le mental (puisque les enchaînements logiques unissent les rapports mentaux) mais aussi l’organisme. Mais, cet inconscient, qu’est-il au final, quel est son mode d’existence, s’il n’est ni social, ni mental pas plus qu’organique ? Notre réponse sera on ne peut plus prudente, puisqu’il est certainement les trois en même temps tout en ne l’étant pas vraiment, même si, in fine, le biologique, nous semble-t-il, finit par englober la question elle-même.