4. 1. 3 Le cerveau, siège des structures ?

Lévi-Strauss lui-même n’a jamais été très clair sur ce problème. Ses commentateurs et ses héritiers, les positions récentes de Dan Sperber18 le démontrent, ont été parfois beaucoup plus tranchées. Ainsi, dans La pensée sauvage, lorsqu’il reconnaît à propos de l’analogie entre pensée primitive et bricolage que «‘Comme les unités constitutives du mythe, dont les combinaisons possibles sont limitées par le fait qu’elles sont empruntées à la langue où elles possèdent déjà un sens qui restreint la liberté de manoeuvre, les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont ’ ‘«’ ‘précontraints’ ‘»’ « (1962 : p. 39) ; ou encore lorsqu’il admet que «‘la ’ ‘«’ ‘mise en structure’ ‘»’ ‘ posséderait alors une efficacité intrinsèque, quels que soient les principes et les méthodes dont elle s’inspire’» (ibid : p. 24), ceci doit conduire à terme l’anthropologie et les sciences humaines en général non plus à «‘constituer l’homme’ ‘»’ ‘ mais à le ’ ‘«’ ‘dissoudre’ ‘»’ ‘ (ibid. : p. 294), par ’ ‘«’ ‘cette première entreprise [...] qui incombent aux sciences exactes et naturelles : réintégrer la culture dans la nature et finalement, la vie dans l’ensemble de ses ’ ‘conditions physico-chimiques’ ‘.’» (ibid. : p. 294 - nous soulignons). De fait, même si Lévi-Strauss nous met en garde contre toute forme de réductionnisme, cette explication ultime ne doit pas en effet appauvrir les particularités du phénomène qu’elle étudie, elle ressort cependant d’un a priori biologiste qui restreint la cognition à ses données matérielles. En postulant une similarité de substance entre la structure de l’esprit et le monde, il en vient à considérer tout produit de l’esprit comme le fruit d’une structure mentale à l’image de la structure du monde extérieur : «‘les énoncés de la mathématique reflètent [sinon la réalité] au moins le fonctionnement libre de l’esprit, c’est-à-dire l’activité des cellules du cortex cérébral, relativement affranchies de toute contrainte extérieure, et obéissant seulement à leurs lois propres. Comme l’esprit est une chose, le fonctionnement de cette chose nous instruit sur la nature des choses.’ ‘»’ (ibid. : note p. 296). Ainsi, soumis à une théologie inconsciente de contraintes logiques, l’appréhension de l’esprit humain peut s’affranchir non seulement de la psychologie de type freudienne, trop singularisante et subjective et à qui il faut substituer la neurologie, mais aussi de l’histoire : «‘Chaque épisode d’une révolution ou d’une guerre se résout en une multitude de mouvements psychiques et individuels ; chacun de ces mouvements traduit des évolutions inconscientes, et ’ ‘celles-ci se résolvent’ ‘ en phénomènes cérébraux, hormonaux, ou nerveux, dont les références sont elles-mêmes d’ordre physique ou chimique...’ ‘»’ (ibid. : p. 306 - nous soulignons). Par-delà leurs diversités, leurs éclatements, les phénomènes humains, en étant traversés par les mêmes principes neurochimiques, peuvent et doivent faire bel et bien système, mais un système aux lois immuables, dont les principes causalistes tendent non seulement à la dissolution de l’homme mais aussi à une singulière réduction de ses explications. Lévi-Strauss n’a-t-il pas déclaré à François Dosse que les anthropologues «‘ne sont pas les seuls et certainement pas ceux qui détiennent la clef du problème. Ce sont les neurologistes’.» (1992 : pp. 462-463). Dans une certaine mesure, par sa volonté de désubjectiver et de déshistoriciser son explication, Lévi-Strauss aurait préfiguré une tendance matérialiste de certains courants des neurosciences contemporaines, en dessinant les contours d’une théorie du système et de la structure où la relation s’efface pour ne devenir que le reflet d’elle-même, où le langage se vide, non pas par une dé-formation mais par une dé-per-formation, qui le conduit à résonner dans son propre silence formel, là où personne ne peut plus l’entendre et lui répondre.

Cette ambivalence d’un système à la fois substance et forme, contenu et contenant, moyen de l’explication et cause de cette dernière, interprétation (mais peut-on encore employer ce mot, puisque tout horizon herméneutique doit être balayé ?) conditionnée et conditionnante, peut aussi être interrogée dans une partie de l’oeuvre de Michel Foucault, qui dès 1966, lors d’un entretien dans La Quinzaine littéraire, déclare : «‘Le point de rupture s’est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour l’inconscient nous ont montré que le sens n’était probablement qu’une sorte d’effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et l’espace, ’ ‘c’était le système’.» (in François Dosse, 1992 : p. 386 - nous soulignons).

Notes
18.

Dan Sperber est en effet le fervent défenseur d’une approche matérialiste de la cognition qui, seule, selon lui, apporterait à l’anthropologie le statut véritable de science. Voir à ce sujet l’article qu’il a écrit dans Introduction aux sciences cognitives dirigée par Daniel Andler, Paris : Gallimard, 1992.