4. 2 Michel Foucault ou la traversée du système

4. 2. 1 La systématique inconsciente

Dans les dernières pages de son célèbre ouvrage Les Mots et les choses (1966), Michel Foucault indique que la saturation progressive du trièdre des savoirs occidentaux, en l’occurrence, la biologie, l’économie, la philologie, par des modèles issus du langage, a progressivement conduit les sciences humaines à suivre une lente dérive de la biologie vers la philologie et la linguistique. Ainsi, les notions qui pouvaient caractériser le champ des connaissances jusqu’au XIXème siècle - la fonction dans l’ordre biologique, le conflit dans les rapports d’échange, la signification dans la relation aux textes - vont être supplantés par celles de norme, de règle et de système. Pour Foucault, ce redéploiement de l’épistémè aura deux conséquences pour les sciences humaines. D’une part, et ce point était très perceptible dans le travail de Lévi-Strauss, il amène une rupture avec l’évolutionnisme et son corollaire, l’ethnocentrisme : ‘«’ ‘lorsque l’analyse s’est faite du point de vue de la norme, la règle et du système, chaque ensemble a reçu de lui-même sa propre cohérence et sa propre validité, il n’a plus été possible de parler même à propos de malade de ’ ‘«’ ‘conscience morbide’ ‘»’ ‘, même à propos de sociétés abandonnées par l’histoire, de ’ ‘«’ ‘mentalités primitives’ ‘»’ ‘, même à propos de récits absurdes de légendes apparemment sans cohérence, de ’ ‘«’ ‘discours insignifiant’ ‘»’ ‘. Tout peut être pensé dans l’ordre du système, de la règle et de la norme’ . » (1966 : p. 372 - nous soulignons). D’autre part, la potentialité nomologique explicative de ces modèles aurait permis aux sciences humaines et sociales de véritablement s’unir autour d’un projet commun : «‘puisque les systèmes sont isolés, puisque les règles forment des ensembles clos, puisque les normes se posent dans leur autonomie’» (ibid. : p. 372). Dans cette nouvelle donne épistémologique, le concept de système devient prédominant, puisque c’est par lui qu’il est désormais possible de construire une logique d’organisation similaire pour tous les phénomènes qu’étudient les sciences humaines. Il va, ainsi, cristalliser tous les paradoxes des courants structuralistes naissants. Mode d’intelligibilité ambigu, il va permettre l’exercice d’une épistémologie à double tranchant qui tentera à la fois d’inclure dans un même schéma explicatif la diversité et la pluralité, mais pour mieux, ensuite, les exclure ou plutôt les gommer en les ramenant à un tout homogène.

Selon Foucault, cette systématisation des modèles est nécessaire, car elle seule permettra non seulement à l’épistémè de désubjectiver son rapport à l’homme puisque norme, règle et système, en tant que principes organisants, ne sont plus donnés à la conscience, mais aussi de porter un sévère coup à la notion classique de représentation. En effet, ce lent cheminement vers les contrées obscures de l’inconscient, de l’implicite, qu’opèrent chacune à leur manière des disciplines telles que l’ethnologie et la psychanalyse, contribue un peu plus à brouiller l’image de la conscience claire et de l’idée de vérité telles qu’elles peuvent transparaître dans l’histoire de la pensée occidentale. Ce mouvement vers l’inconscient bouscule la représentation puisque c’est le concept même de signification, compris en tant que lien unique entre l’homme et le monde, qui voit sa primauté ontologique remise en cause. Pour Foucault, «‘le rôle du concept complémentaire de système, c’est de montrer comment la signification n’est jamais première et contemporaine d’elle-même, mais toujours seconde et comme dérivée par rapport à un système qui la précède, qui en constitue l’origine positive’». Dès lors, le système précède et devient le lieu refuge de l’inconscient et de la signification, «‘puisque c’est ’ ‘en lui’ ‘ qu’elle se loge et ’ ‘à partir’ ‘ de lui qu’elle s’effectue’» (ibid. : p. 373 - nous soulignons). Le couplage signification-système permet non seulement l’objectivation du langage mais aussi d’expliquer l’origine de ses matérialisations. Dans ce processus de dévoilement à l’intérieur duquel s’engagent les sciences humaines, l’ethnologie et la psychanalyse tiennent une place toute particulière, puisque toutes deux cherchent à voir et à connaître ce qui est au-delà, hors l’homme, ce qui en brouille les limites. Ainsi, la psychanalyse tend «‘vers ce qui est là et qui se dérobe, qui existe avec la solidité muette d’une chose, d’un texte fermé sur lui-même, ou d’une lacune blanche dans un texte visible’» (ibid. : p. 385) et, par là, contribue au lent dérèglement de ce mécanisme huilé qu’était la représentation telle qu’elle était pensée dans la philosophie classique. Mais, de la même manière que la psychanalyse fait surgir de l’implicite derrière ce qui semble a priori donné une fois pour toutes, l’ethnologie, en cherchant les invariants, fait suspendre «‘le long discours ’ ‘«’ ‘chronologique’ ‘»’ ‘ par lequel nous essayons de réfléchir à l’intérieur d’elle-même notre propre culture’ ‘»’ ‘ en faisant surgir ’ ‘«’ ‘des corrélations synchroniques dans d’autres formes culturelles’.» (ibid. : p. 388). Ainsi, par ricochet, en considérant d’autres manières de penser le monde, l’ethnologie contribuerait à la mise à distance de l’épistémè quant à sa propre tradition de rationalité. Elle en viendrait un peu à scier à la base l’arbre de connaissance dont elle est elle-même le fruit. En prenant à la lettre les bases formelles du structuralisme anthropologique de Lévi-Strauss, elle «définirait», selon Foucault, «‘comme système des inconscients culturels l’ensemble des structures formelles qui rendent signifiants les discours mythiques, donnent leur cohérence et leur nécessité aux règles qui régissent les besoins, fondent autrement qu’en nature, ailleurs que sur de pures fonctions biologiques, les normes de vie.’» (ibid. : p. 391). Dans cette optique, ethnologie et psychanalyse en viennent à tendre à un même but : celui de découvrir et de construire une théorie pure du langage, qui, dans l’espace de sa logique propre, contribuerait à donner à chacune de ces disciplines les moyens d’asseoir la positivité de leur formalisme respectif. À l’instar de Lévi-Strauss, la linguistique en tant que substitut de l’ancienne philologie apparaîtrait comme la discipline de l’unification accomplie : «Avec la linguistique, on aurait une science parfaitement fondée dans l’ordre des positivités extérieures à l’homme (‘puisqu’il s’agit de langage pur) et qui, traversent tout l’espace des sciences humaines, rejoindrait la question de la finitude (puisque c’est à travers le langage, et en lui que la pensée peut penser : de sorte qu’il est en lui-même une positivité qui vaut comme le fondamental).’» (ibid. : p. 392). Cet avènement d’un langage sans sujet, sans contexte, comme pure réalisation d’une forme close sur elle-même, dessinant les limites de sa propre finitude, ne peut que renvoyer l’homme face à l’image de son propre néant. Il n’est rien sans un système qui cependant existe, lui, de façon autonome. Les sciences humaines par leur tentative de rassemblement du langage en viendraient, à terme, à anéantir non pas leur propre projet mais une partie de ce qui en mobilise le processus : à savoir le projet de l’homme lui-même qui ne serait plus qu’une ombre menacée par la montée inéluctable de l’être au zénith du langage.