4. 2. 3 L’échappée permanente

Cependant, Hubert Dreyfus et Paul Rabinow (1984), en situant sur un plus long cheminement la pensée de Foucault, à la lumière des thèses de L’archéologie du savoir notamment, peuvent nous aider à modérer ce jugement. En effet, dans sa posture critique du champ des connaissances, Foucault ne s’est pas laissé aussi facilement enfermer dans la cage de verre de l’orthodoxie structuraliste. Certes, son intérêt pour les institutions sociales s’est progressivement concentré sur le discours, son autonomie et ses transformations discontinues. En essayant d’arracher «‘le discours à son contexte social’», Foucault a tenté de découvrir «‘les modalités de son auto-régulation’.» (1984 : p. 36). L’archéologie en évacuant toute notion de vérité, peut construire une description pure des événements du discours. Cette description devra évincer, de la même manière, toute forme d’horizon d’intelligibilité et de sens par une décontextualisation qui laisse place à un espace logique rendant possible les permutations des types d’énoncés propres à chaque champ de connaissance. Ainsi, comme l’indique Foucault dans L’Archéologie du savoir, «‘l’analyse énonciative est donc une analyse historique, mais qui se tient hors de toute interprétation : aux choses dites, elle ne demande pas ce qu’elles cachent, ce qui s’était dit en elles et malgré elles, le non-dit qu’elles recouvrent [...] ; mais au contraire sur quel mode elles existent [...], ce que c’est pour elles d’être apparues - et nul autre à leur place’» (in Dreyfus et Rabinow, 1984 : p. 80). La notion de système devient ainsi l’élément central de la démarche puisque permettant l’exclusion de toute référentialité, le discours ne ressortant d’un domaine qui n’est «‘ni un secret, l’unité d’un sens caché, ni une force générale et unique’ ‘»’, mais plutôt «‘un système qui obéit à des règles’» (ibid. : p. 82). Certains points communs peuvent alors être dégagés entre Foucault et l’approche structuraliste. Cependant, comme l’indiquent les auteurs, il est nécessaire, au préalable, de distinguer deux types de structuralisme : le structuralisme atomiste, où les éléments sont identifiés indépendamment du rôle qu’ils jouent dans un système et le structuralisme holiste où «‘chaque élément ’ ‘virtuel’ ‘ est défini indépendamment du système, mais [où] chaque élément ’ ‘réel’ ‘ [est] considéré comme une fonction du système global de différences dont il relève’.» (ibid. : pp. 83-84). Si l’archéologie se différencie du structuralisme atomiste par son insistance sur la prédominance des relations sur les éléments, ses affinités avec le structuralisme holiste semblent nettement plus difficiles à cerner. Selon Dreyfus et Rabinow, il est évident que Foucault s’est toujours référé, dans ses premiers ouvrages et de façon plus ou moins implicite, à cette forme spécifique de logique structuraliste et cela par le fait que, selon lui, elle permet de «‘définir des éléments récurrents avec leurs formes d’opposition et leurs critères d’individualisation ; elle permet d’établir aussi des lois de construction, des équivalences et des règles de transformation’» (in Dreyfus et Rabinow, ibid. : p. 84). Dans cette démarche, la notion de système devient pertinente puisqu’elle rend possible l’individualisation des énoncés en fonction d’un champ associé, d’un contexte discursif. Dès lors, la position de l’archéologue quant à la divergence théorique entre structuralisme holistique et atomiste se clarifie, car «‘Le structuralisme atomiste identifie et individualise les éléments en les isolant. Il nie que le tout soit différent de la somme des parties qui le constitue’», le «‘structuralisme holistique, lui, identifie les éléments en les isolant, puis déclare que le système détermine quels sont, parmi la totalité des éléments virtuels, ceux qui vont être individualisés comme réels’» (ibid. : p. 86). De la même façon, l’archéologie holistique indique que «‘le tout détermine ce qui peut compter comme élément virtuel. L’ensemble du contexte verbal est plus déterminant que ses éléments, et donc il équivaut à plus que la somme de ses parties. En effet, les parties n’existent qu’à l’intérieur du champ qui les identifie et les individualise.’ ‘»’ (ibid. : p. 86). Cependant, par le fait qu’un système reste un modèle particulier construit, selon Foucault, à partir d’une réalité spécifique, et du fait qu’il n’est «‘qu’un ensemble parmi d’autres’» (ibid. : p. 87), la démarche de l’archéologie ne peut alors se limiter qu’à un exercice de description. Par conséquent, et contrairement au jugement d’Henri Lefebvre, la logique foucaldienne se démarque de la mathèsis classique en inscrivant son propre champ d’interprétation dans une forme singulière d’analytique qui va, par sa méthode, tenter de décomposer «‘les éléments en catégories d’énoncés dépendant d’un contexte’» et étudier «‘leurs transformations contextuelles (plutôt que leurs modalités abstraites de formation), puisqu’elle cherche à découvrir ’ ‘l’a priori’ ‘ qui rend possible l’analyse pratiquée dans chaque discipline, y compris l’analyse structurale’.» (ibid. : p. 87). Dans le prolongement de cette logique, les conditions d’émergence des énoncés ne peuvent plus être comprises comme des conditions transcendantales formelles. En retournant à une pensée de l’interprétation (et non de l’herméneutique) à partir de L’Archéologie du savoir, Foucault va montrer, de façon de plus en plus insistante, qu’il ne peut y avoir de niveau supérieur à l’intérieur duquel il serait possible de déceler des règles transcendantales définissant de manière atemporelle les principes de changements s’opérant entre les époques. Comme il le note : «‘Rien [...] ne serait plus plaisant, mais plus inexact, que de concevoir cet a priori historique comme un ’ ‘a priori’ ‘ formel, qui serait, de plus, doté d’une histoire : grande figure immobile et vide qui surgirait un jour à la surface du temps, qui ferait valoir sur la pensée des hommes une tyrannie à laquelle nul ne saurait échapper, puis qui disparaîtrait d’un coup dans une éclipse à laquelle aucun événement n’aurait donné de préalable : transcendantal syncopé, jeu de formes clignotantes’» (in Dreyfus et Rabinow, ibid. : p. 88). Ainsi, Foucault surgit là où personne ne l’attendait après avoir feuilleté les dernières pages de Les mots et les choses. Là où pointait le danger hégémonique d’une explication par un système totalisant et réducteur, surgissent l’interprétation et Nietzsche qui en posant la question de la multiplicité de la signification, de ses contextes, réduit les prétentions nomologiques de la méthode structuraliste. Là où se profilaient les dangers d’une conception d’un langage clos sur sa seule réalité, jaillit l’arrière-fond des pratiques sous-tendant l’activité discursive, même si le sujet doit malgré tout demeurer écarté de cette redéfinition du champ de recherche de l’archéologie, tout comme le chercheur qui doit maintenir, de la même manière, une position de surplomb quant à son propre objet d’étude.

Après nous être intéressés à la manière dont Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault ont eu recours aux notions de système et de structure dans leurs cheminements respectifs, nous allons maintenant nous pencher sur la singularité, au sein du champ de l’anthropologie et de l’ethnologie, de la démarche de Gregory Bateson, qui, à sa manière, a tenté d’utiliser ces concepts dans un souci permanent de transdisciplinarité. En effet, la totalité de son oeuvre a été en permanence sous-tendue par l’élaboration d’une approche théorique permettant de consolider un mode de compréhension qui, par-delà les différences d’objets et de contextes, permette de dégager un modèle général d’intelligibilité des phénomènes dont il prétend rendre compte.