4. 3 Systèmes et processus : l’exemple atypique de Gregory Bateson

4. 3. 1 Naven ou l’exigence d’un modèle de la communication

Ce modèle épistémologique, présentant certaines concordances avec le projet structuraliste, s’organise autour d’un fort préjugé holistique, postulant que l’objet d’analyse est constitué d’une totalité d’éléments interdépendants et dont les relations doivent être décrites et modélisées par le savant. Ce postulat poursuivant la même démarche explicative généralisante vise, au-delà de la pluralité et de la multiplicité des champs de connaissance, à formuler un mode d’appréhension commun à des disciplines aussi diverses que l’ethnologie, la cybernétique, la neurophysiologie ou encore la biologie. Comme nous l’avons vu chez Claude Lévi-Strauss, c’est le terme de «communication» que Gregory Bateson tente d’abstraire afin d’orienter une trajectoire théorique qui le mènera à se pencher sur des problématiques aussi diverses que les rites de travestissement, les processus de dipsomanie, les catégories de l’apprentissage dans la perspective de la logique russellienne, ou enfin le sacré lorsqu’ il arrive au terme de sa vie... Ainsi, ce mode de compréhension impose au chercheur de s’inscrire dans un perpétuel effort épistémologique d’abstraction, qui rend possible la modélisation de la réalité qu’il étudie. Par ce souci permanent de formalisation et d’explicitation de ces paradigmes, il doit s’efforcer de rendre compte de la totalité complexe organisant les éléments du phénomène qu’il observe et cela par le recours à une méthode comparative dont la portée sera à la fois anthropologique et pluridisciplinaire. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir dans Vers une écologie de l’esprit (1977, 1980) s’établir un lien théorique entre la morphologie sociale d’une société de Nouvelle-Guinée et la notion zoologique de gradients axiaux caractérisant la structure physiologique d’une pince de homard !

C’est au travers du Naven, premier grand travail ethnologique de Gregory Bateson (1986), que, dès les années trente, sont jetées les bases d’une théorie qu’il ne va plus cesser, dans ses écrits ultérieurs, d’évaluer et d’interroger. C’est pendant près de six années qu’il s’est, en effet, immergé au sein de la société des Iatmul afin d’étudier une cérémonie, le Naven, recourant à des rituels de travestissement. À cette fin, l’auteur dégage deux modèles théoriques distincts mais complémentaires permettant de mettre à jour les différents mécanismes sociaux et culturels oeuvrant dans cette société : le premier, héritier d’une certaine orthodoxie ethnologique, s’appuie sur une conception particulière des notions de fonction et de structure telles que Radcliffe-Brown et Malinowski les ont élaborés. Quant au deuxième, en présentant la culture comme un processus général d’interactions et d’interdépendances, il s’inscrit alors dans les prémisses du paradigme de la cybernétique, à l’époque, naissante.

Ce premier modèle de compréhension transparaît dans l’analyse du Naven au travers de notions telles que celles d’Ethos et d’Eidos mais aussi celles, duelles, de fonction et de structure censées organiser toute forme de société. L’articulation de ces notions permet à Gregory Bateson d’insister sur ce postulat holiste qui admet la culture et la société comme un ensemble d’aspects inséparables incluant tout autant les idées, les rites, les structures... La société, tout comme Lévi-Strauss allait l’indiquer un peu plus tard, ne doit plus être pensée comme un simple agencement d’identités indépendantes. Le savant ne peut découper en traits les phénomènes qu’il étudie afin de les classer ultérieurement en rubriques séparées et irréductibles telles que l’économie, la religion... Dès les premières pages de La cérémonie du Naven, il refuse d’admettre l’idée selon laquelle chaque trait n’aurait qu’une seule fonction qui prédominerait les autres, le phénomène culturel ne doit pas être ainsi découpé et subdivisé en institutions. Il est nécessaire de l’aborder dans sa totalité sans le recours à une séparation arbitraire de ses catégories. L’idée de structure contribuerait ainsi, selon lui, à dégager l’aspect général de ce mode de compréhension de la culture. Elle est définie comme «‘une sorte de sténographie’ ‘»’ par laquelle il est possible de se référer ‘«’ ‘à un aspect structurel unique’» pour tous «‘les fragments de conduite culturelle’» (1986 : p. 63). Cette «sténographie» ouvre la voie à un certain type de préjugé théorique qui s’inscrit dans la droite ligne d’une compréhension syntaxique du fait culturel et suppose ainsi l’existence d’un code dissimulé qui régirait l’ordonnance de l’apparente diversité des faits. Claude Lévi-Strauss ne s’y était d’ailleurs pas trompé et avait vu en Gregory Bateson la préfiguration du structuralisme anthropologique tel qu’il le définira lui-même dans le prolongement du modèle linguistique.

Dans le Naven, la notion de structure se subdivise, en effet, en deux catégories distinctes mais interdépendantes. Les premières qualifiées de «culturelles» amènent le chercheur à prendre «‘des fragments de conduites comme unité’» et à les considérer «‘comme liés dans un schème logique’». Les secondes qualifiées de «sociales» le conduisent à prendre pour unité des individus et à les reconnaître «comme liés en groupe» (ibid. : p. 65). Mais cette approche théorique des faits sociaux s’ancre dans une démarche formaliste où les modèles demeurent une construction et une abstraction. Ainsi, comme l’indique l’auteur : «‘dans cette perspective, nous considérons que des expressions telles que ’ ‘«’ ‘mère’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘moitié’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘lignée paternelle’ ‘»’ ‘ etc., comme des abstractions généralisées’» (ibid. : p. 63), qui mettent en évidence des articulations de totalités organisées elles-mêmes composées de «‘fragments de conduites normalisée’» (ibid. : p. 63). Le savant cherche alors à partir de la structure une série cohérente d’éléments organisés, les prémisses. De fait, «‘la tâche de l’anthropologie structurale [...] est la recherche de ces schèmes dans une culture’ ‘»’ ‘, la structure culturelle devenant ’ ‘«’ ‘un terme collectif désignant le schème ’ ‘«’ ‘logique’ ‘»’ ‘, cohérent, [...], pour ajuster les différentes prémisses de la culture’» (ibid. : p. 64). Mais comme chaque culture possède sa logique intrinsèque, elles nécessitent une approche, une compréhension et un mode d’articulation théorique adaptés.