4. 3. 3 La déchirure infinie

Ces couplages théoriques, et plus particulièrement le concept d’Ethos, ont permis l’émergence d’une autre notion importante dans le discours batesonien, à savoir celle de schismogénèse. Cette notion, en s’inscrivant dans le prolongement du développement de la pensée cybernétique sous l’impulsion de Wienner et Mc Culloch, va progressivement le mener à s’intéresser au concept de système proprement dit. Dans le chapitre de La cérémonie du Naven, relatif à cette question, la schismogénèse est définie comme «‘un processus de différenciation dans les normes de comportements individuels résultant d’interactions cumulatives entre des individus’» (1986 : p. 221). Le terme de processus implique ici l’idée d’une continuité et d’un déroulement téléologique qui contredit cependant les préoccupations principales de Bateson qui, à cette époque, étaient plutôt orientées, comme nous l’avons vu, vers une logique synchronique. En effet, la schismogénèse, dans son mouvement, tend à accentuer les différences de comportements entre les hommes et les femmes de la société iatmul, et conduit ainsi les groupes sociaux à se différencier par l’accumulation d’interactions individuelles conçues en termes de «‘réactions des individus aux réactions des autres individus’» (ibid. : p. 221). Ce processus de différenciation n’est pas pour autant réduit à une opposition entre conscient et inconscient. Son origine doit plutôt être recherchée non pas «‘dans les expériences de la toute première enfance, mais dans la formation plus tardive des garçons et des filles’», les Ethos semblant être alors acquis par «‘l’apprentissage et l’imitation plutôt qu’enracinés dans l’inconscient au cours des deux premières années de la vie’» (ibid. : p. 220). De fait, l’individu n’est pas le pur produit d’une innéité inconsciente mais plutôt la résultante de mécanismes culturels de sociabilisation qui l’amènent, par transformations successives, à se conformer à des normes différenciatrices qui lui préexistent. Deux types de schismogénèse sont alors dégagés : l’un, qualifié de «complémentaire» fait entrer en jeu des modes de réponses entre groupes et individus qui s’inscrivent dans une relation d’«opposition compatible» (par exemple des relations de type voyeurisme/exhibitionnisme, domination/soumission...), l’autre dénommé «symétrique» présente des types de réponses identiques qui se caractérisent par un processus cumulatif (par exemple une relation de vantardise réciproque entre deux individus ou deux groupes d’individus). Dans ces deux types de schismogénèse, les relations se définissent par une courbe exponentielle de plus en plus instable. En effet, «‘les personnalités en arrivent ainsi à s’opposer et les modèles de comportement qui répondaient initialement à une recherche de l’adaptation mutuelle cèdent la place à des modèles de comportements qui constituent nettement une réaction contre l’autre’» (ibid. : p. 232). Dans ce processus oppositionnel, peuvent néanmoins intervenir, des «mécanismes de contrôle» (il n’est pas encore ici question de parler de boucles de rétroactions) et qui freineraient la tendance à l’instabilité des relations. Ainsi, la schismogénèse n’est pas véritablement un processus inexorable menant les sociétés vers l’éclatement mais plutôt un processus de disjonction continuellement contrarié par des processus inverses, qui maintiennent la société ou le groupe humain dans un état d’équilibre dynamique.

C’est à partir de ce concept de schismogénèse, de l’épilogue de 1958 de La cérémonie du Naven, puis d’une série d’articles écrits entre la fin des années cinquante et le début des années soixante-dix que Bateson recourra à la notion de système afin de caractériser l’organisation des groupes sociaux et culturels. Cette nouvelle orientation n’est cependant pas une rupture puisqu’elle s’inscrit encore et toujours dans une démarche anthropologique qui vise comme but ultime de son explication l’idée de totalité. En effet, la systémique en tant que modélisation théorique se caractérise comme l’«‘étude des manières dont les données peuvent être structurées dans un ensemble’». Elle est un mode d’organisation des groupes de concepts formels entre eux et qu’il faut considérer comme «‘des descriptions de processus de connaissances adoptées par les hommes de science’» (1977 : p 166). Ces processus explicatifs, en tant qu’exercices de description et d’organisation, sont des combinaisons de type logique que le chercheur adopte comme point de vue sur son objet d’étude et qui l’engage alors dans un «choix» (ibid. : p. 180).