4. 3. 4 L’entrée dans la systémique

D’une manière générale, Bateson voit dans la systémique un moyen de mettre en évidence des processus d’interactions «‘se déroulant entre individus et groupes différents’» (1977 : p. 168). Ainsi, les définitions des notions d’«individus» et de «groupe» vont être réévaluées à l’intérieur d’un cadre explicatif recourant à des modèles épistémologiques directement rattachés à la cybernétique, à la théorie des systèmes, aux théories de l’information, des sciences connexes. Cette redéfinition de l’individu en tant que totalité systémique aura pour conséquence directe la révision de la rationalité analytique cartésienne. Dans cette optique, l’esprit du sujet ne peut plus être considéré comme une entité transcendante mais plutôt comme une propriété émergente. L’être humain comme tout système présenterait, pour reprendre la terminologie batesonienne, des caractéristiques mentales, en l’occurrence disposerait d’une complexité de circuits causaux ou systèmes d’auto-régulation et d’une énergie relationnelle interne lui permettant de survivre. Il peut ainsi comparer, donc traiter de l’information que lui fournit ses sens. Ce traitement de l’information est une réponse à des différences dans le sens où l’unité d’information considérée n’est pas comprise comme une impulsion causale mais comme une différence qui produit une différence. Cette affirmation ébranle, par conséquent, sérieusement l’édifice de la pensée causaliste fondée sur les notions de réflexes conditionnés et de logique de type causes/effets, stimuli/réponses... Ici, le traitement de l’information implique le traitement d’une différence qui implique à son tour une transformation de l’état global du système en deux instants différents. C’est en ce sens que cette logique tente de supplanter la causalité linéaire au profit d’une pensée de la transformation téléologique. L’individu est alors identifié comme un ensemble de parties en interaction sur lesquelles il ne peut exercer un contrôle unilatéral, ses caractéristiques mentales étant en effet «‘inhérentes ou immanentes à l’ensemble considéré comme totalité’» (ibid. : p. 231). L’esprit du sujet devient une propriété immanente à l’activité «‘des circuits qui sont complets à l’intérieur du cerveau’», donc du système neurophysiologique, mais aussi «‘des circuits complets à l’intérieur du système’», donc de la totalité physiologique «cerveau plus corps» ; cette totalité s’inscrivant à son tour dans un rapport interactionnel plus global, où l’esprit est inhérent à un système plus vaste, «‘homme plus environnement’ ‘»’ (ibid. : p. 233). La conception classique du «soi» individuel, par conséquent, se voit à son tour bouleverser. Il n’est plus qu’un élément d’un réseau beaucoup plus vaste de traitement de l’information par essais et erreurs et par lequel s’opèrent la pensée et l’action. Il apparaît comme une «‘fausse réification d’une partie mal délimitée de cet ensemble plus vaste de processus entrelacés’» (ibid. : p. 247) situant l’individu dans un rapport dialectique impliquant les notions de temps, de décision et d’action. Le sujet en tant qu’unité corrective informée pense, agit, décide mais cela à l’intérieur de limites qui ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu’on appelle communément soi ou conscience. Dans ce prolongement, les idées, les représentations sont immanentes aux processus mentaux, donc à un réseau de traitement de l’information, ce réseau ne se limitant plus à la seule conscience mais incluant tous les processus inconscients, autonomes, nerveux, hormonaux..., mais aussi, ‘«’ ‘toutes les voies externes par où circule l’information’» (ibid. : p. 234). Le sujet, en tant que corps plus processus mentaux, peut alors être compris comme un système ouvert en perpétuelle interaction avec l’environnement. Il n’est plus un simple produit de chaînes linéaires de causes et d’effets mais plutôt un réseau de relations à l’intérieur duquel ‘«’ ‘ces chaînes de causes et d’effets sont circulaires ou autrement plus complexes’ ‘»’ (ibid. : p. 173). C’est par ces processus récursifs de rétroaction que le sujet se voit, dans sa totalité, pensé dans une logique de l’articulation où les dichotomies classiques entre corps et esprit, externe et interne, sujet et objet... perdent leur irréductibilité première pour entrer dans un processus d’interactions mutuelles. Mais cette réflexion ne peut se limiter à l’échelle de l’unité première qu’est l’individu singulier, elle doit aussi, dans sa visée explicative, intégrer n’«‘importe quel groupe de personnes’», un tel ensemble pouvant, en effet, constituer un «‘système analogue de pensée et d’action’» (ibid. : p. 247). Les phénomènes humains, dans leur dimension collective et dans leurs relations mutuelles, entrent dans les mêmes processus récursifs, auto-correctifs, interactionnels qui leur permettent de se maintenir dans un état d’homéostasie.

Le recours, par Bateson, à un vocabulaire et à une épistémologie issus de la théorie des systèmes l’a conduit par des termes tels que ‘«’ ‘réseaux’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘traitement de l’information’»..., à reconsidérer l’aspect synchronique perceptible dans l’approche ethnologique qu’il avait adoptée lors de son étude du Naven. Dans ses écrits ultérieurs, il a admis que cette approche avait été une erreur majeure car elle excluait de prendre en compte les transformations, les changements irréversibles qui définissent la dynamique des systèmes sociaux. Concevoir un système comme capable de traiter une information, c’est donc admettre que dans le même temps une différence puisse s’établir, donc qu’une transformation, un changement d’état, une succession irréversible impliquent une réorganisation plus ou moins partielle, à deux instants donnés, de la structure totale du système. Dans le cas d’une unité pondérée, le comportement général du système ainsi que celui de ses processus de régulation est ‘«’ ‘partiellement déterminé par son propre comportement antérieur’» (ibid. : p. 232). Il s’établit alors des ‘«’ ‘transformations successives de la différence’» qui, dans le cas d’un groupe humain, le soumettent aux mêmes limites : «il ‘est contrôlé à travers l’information fournie par le système et doit adopter ses propres actions à la caractéristique du temps et aux effets de sa propre action antérieure’.» (ibid. : p. 232). En prenant ainsi le virage des sciences de la communication, Bateson rompt, par l’irruption de concepts tels que ceux de transformation, d’irréversibilité et de téléologie, avec les préceptes fondamentaux du structuralisme anthropologique. Il ouvre alors la voie à une pensée qui réintègre dans ses préoccupations les notions de temporalité et de processus, faisant surgir de la diachronie là où Lévi-Strauss par exemple ne concevait qu’immuabilité et déterminations.