4. 4 « Ne pas prendre ses systèmes pour des réalités ! «

L’utilisation batesonienne du concept de système, si elle réintroduit la prise en compte de la temporalité et de l’idée de transformation, reste cependant très marquée par une logique techniciste et biologiste, puisque étant directement issue de la cybernétique, qui inscrivait son champ principal d’expérimentation dans les sciences de l’ingénierie. Notre démarche est tout autre. Elle quitte les territoires des sciences du concret et du réalisme pour franchir les frontières du formalisme et de l’abstraction. En accord avec les principes de traduction-interprétation qui traversent notre approche, le concept de système ne peut plus ici être entendu dans le prolongement d’un héritage scientiste ou post-positiviste. Il revient à ce statut premier où il demeure un concept, un a priori permettant de penser une réalité. Il est un mode d’appréhension, une certaine posture théorique, qui dans une logique de l’interprétation, vise à organiser et à démêler la pluralité d’intrications d’actions, de motivations, de contextes et de pratiques qui traverse l’expérience empirique. Comme l’indique Alain Gauthier dans son ouvrage Du visible au visuel, «‘La notion de système oblige à pister des liaisons parfois lointaines, à donner consistance à des propositions qui autrement resteraient éparses, à fournir une forme globale d’intelligibilité. Le terme ’ ‘«’ ‘ système ’ ‘«’ ‘ produit immédiatement un effet de totalisation, évite de s’adonner à un décorticage infini (obsessionnel) d’une seule particularité, permet de conserver à la réflexion son régime de croisière fait d’une vue aussi large que possible du phénomène décrit.’»(1996 : p. 22)

En tant que mode de production d’intelligibilité circonstancié, il n’est plus une représentation d’un objet donné mais une construction élaborée par le chercheur lui-même. Dès lors, nous devons rompre avec l’a priori anti-subjectif et anti-réflexif de l’épistémologie structuraliste, puisqu’en étant le produit d’un certain regard, la teneur d’un concept tel que celui de système est alors éminemment liée à l’usage qui en est fait. Dans une certaine mesure, nous nous rapprochons de la façon dont Max Weber définissait ce modèle de compréhension qu’est le type-idéal. En effet, comme l’indique Weber : «‘en accentuant’ ‘ unilatéralement ’ ‘un ou plusieurs ’ ‘points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés ’ ‘isolément’ ‘, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement’» (1992 : p. 172), il permet de former «un tableau de pensée homogène» (ibid. : pp. 172-173), mais qui reste avant tout «une utopie» (ibid. : p. 173). Ainsi le modèle ne peut se substituer au réel, pas plus qu’il ne doit l’épuiser. Il n’est qu’une transcription au sens d’une traduction incomplète et réductrice d’une complexité, participant d’un certain point de vue. Selon notre approche, la notion de système, dans son acception constructiviste et compréhensive, permet d’envisager la manière dont, au sein des pratiques que nous étudions, les acteurs, par leurs discours et leurs actes, donnent un sens général à l’ensemble du monde qui les entoure et cela par le recours à une symbolique totalisante. Le système participe plus dans notre cas d’une certaine sensibilité rendant possible l’appréhension de relations plutôt que d’une méthode postulant une identité de fait entre l’objet et l’analyse ou entre la réalité d’un côté et le modèle qui en est fait de l’autre. De fait, nous pourrions nous rapprocher de la démarche archéologique de Foucault qui avait tenté de mettre en relation, de faire dialoguer, pour un contexte donné, un ensemble de discours sur une même réalité. Cependant, Foucault semble rester sur cette rive que nous choisissons de longer à défaut de véritablement l’aborder. Car, contrairement au postulat primordial de l’archéologie - postulat qu’il abandonnera d’ailleurs ensuite - qui insiste sur le détachement et l’extériorité du chercheur quant à son objet d’étude, la méthode ethnologique d’une part et l’approche interprétative-traductive de l’autre nous conduit à prendre en compte le contexte à l’intérieur duquel le phénomène que nous étudions prend sens. Cette appréhension, qui implique non seulement l’examen de discours mais aussi l’observation de pratiques, reste inextricablement liée à un choix de points de vue qui contribue ainsi à délimiter le réseau de pertinence de notre analyse.