V - TERRITOIRES ET TEMPS : RENCONTRES ET FRACTURES

En préalable à toute interprétation, il est nécessaire de dessiner les contours du contexte historique, culturel et symbolique qui ont présidé au déploiement présent des associations et des pratiques que nous observons. Pour se faire, nous allons tenter de mettre en perspective ces deux territoires, ces deux continents, que sont l’Inde et l’Europe, selon une logique de déplacement temporelle chronologique, allant d’un temps lointain au temps plus contemporain qui nous préoccupe. Si nous avons choisi ici d’opérer cette lecture selon une trame socio-historique chronologique, c’est beaucoup plus par souci de clarté que par réel choix épistémologique. En effet, si celle-ci contribue à une plus grande et aisée lisibilité, elle ne doit pas pour autant nous faire oublier que l’histoire n’est jamais complètement linéaire mais, bien au contraire, complexe et ambiguë. Cette contextualisation tentera donc d’expliciter les rapports que l’Inde et l’Europe ont et continuent d’entretenir. De la même manière, elle tentera de mettre en perspective les transformations de la compréhension anthropologique de l’individu et de sa corporéité qui ont entouré ce mouvement de découverte, de fascination mais aussi, nous le verrons, de rejet du continent indien. Dans cette perspective résolument diachronique, l’histoire, n’est pas conçue dans les termes d’un processus extérieur déterminant mais plutôt comme un contexte temporel que les acteurs s’approprient afin de s’y situer et par là de le façonner. Dans ce prolongement, Roger Chartier précise à propos de la tâche de l’historien - et ceci peut être élargi à toute méthode contextualisante que : «‘L’essentiel, [...], est de comprendre, dans chacune des situations qu’il analyse, comment les acteurs sociaux peuvent manier, déplacer, exploiter les contraintes qui, à la fois, rendent possible et bornent ce qui leur est possible de penser, de dire et de faire’.» (in Esprit, 1996 : p. 136). À partir de cette réinscription des représentations sociales du corps et de l’individu dans le cadre historique et culturel particulier des relations entre Inde et Occident, nous tenterons donc de tracer les contours d’une mise en perspective interprétative. En effet, le choix d’une chronologie organisée à partir d’un point de vue plus thématique permettra d’articuler nos préoccupations - la relation entre deux territoires, la découverte et la perduration d’une pratique corporelle -, tout en les faisant dialoguer afin d’en révéler la diversité et la complexité. Par conséquent, c’est à l’aide de ce processus de contextualisation que nous pourrons mettre en relief les significations d’un continent autre, mais aussi l’influence de ce continent sur un autre rendant possible par là le surgissement de l’altérité. Comme l’écrit Michel de Certeau, le texte historique «‘ne présente pas le corps d’une société [...], mais le système de conventions qui définit cette société même. Travail alchimique de l’histoire : elle transforme le physique en social ; elle produit des images de société avec des morceaux de corps.’ ‘»’ (in Esprit, 1982 : p. 180). Ce texte et plus particulièrement notre texte, se trouve donc à la liaison, à l’articulation, entre le privé et le social, l’individuel et le général, où ceux-ci se voient intégrés et engagés dans les diverses formes, interdépendantes, de la vie sociale. En tant que construction d’un discours interprétatif, il présente l’Inde sous un certain angle, d’un certain point de vue, tenant compte aussi de l’ensemble des préoccupations qui sont les nôtres et qui tendent à mettre en relief, et cela dans un mouvement parallèle, les considérations sociales du corps. De ce fait, nous participons donc, nous aussi, de cette histoire puisque nous l’écrivons, nous nous y situons et nous nous exposons, à travers elle, aux sujets qu’elle présente et parmi lesquels nous évoluons. Elle n’est pas linéaire mais se trouve constituée de discontinuités, de ruptures, d’attraits et de rejets, d’impulsions et de répulsions, de séductions et de violences. Et c’est dans cette contextualisation dynamique que nous pourrons comprendre les individus, et par là nous comprendre nous aussi, dans une dialectique de la relation et du changement, de la durée et des transformations, réhabilitant la subjectivité circonstancielle individuelle. Il s’agit donc bien d’une contextualisation interprétant des traces, des indices dans un complexe spatio-temporel, ou chronotope 19, cette notion n’étant pas restrictive puisque se rapportant non seulement à l’organisation du temps et de l’espace en conjonction, mais aussi s’étendant à l’organisation du monde. Pour Mikhaïl Bakhtine, «‘Même les sens passés, ne peuvent jamais être stables (achevés une fois pour toutes, finis), ils changeront toujours (en se renouvelant) au cours du développement ultérieur, à venir, du dialogue. À tout moment de l’évolution du dialogue, il existe des masses immenses, illimitées, de sens oubliés, mais à certains moments ultérieurs, au fur et à mesure que ce dialogue avance, ils reviendront à la mémoire et vivront sous une forme renouvelée (dans un nouveau contexte). Rien n’est mort absolument : chaque sens aura sa fête de renaissance. Le problème de la ’ ‘grande temporalité’.» (in Todorov, 1981 : p. 170). Cette contextualisation est donc bien une construction, une sélection interprétative par laquelle nous jugeons que certains traits sont plus pertinents que d’autres et peuvent être organisés, constitués en séries explicatives. Il ne s’agit pas de rechercher les causes ou les origines de ce phénomène, d’en faire la genèse, mais plutôt d’en tracer une dynamique de relations support de notre réflexion, où apparaît l’ensemble des figures et des pratiques par lesquelles ces événements sont pensables. Nous allons donc, non pas citer une histoire qui existerait en tant que telle, mais reconstruire une temporalité idéaltypiquement ou plutôt la construire au travers d’un récit en en signifiant les événements. Par conséquent, et à la suite de ce qu’ont indiqué Hubert Dreyfus et Paul Rabinow (1984), nous n’adopterons pas une analyse historique de type présentiste, où l’historien prend comme référence un modèle, un concept, un point de vue de son époque et tente d’établir des correspondances entre son temps et le passé, en accord avec un postulat impliquant une unité et une univocité de la signification au travers du temps. De même, nous nous démarquerons de la démarche finaliste qui voit dans le présent la conséquence logique et déterminée d’événements préalables. Notre attitude n’entrera dès lors ni dans ces approches de type historiciste, ni ne sera véritablement historique notre méthode n’étant pas, à proprement parler, celle à laquelle a recours l’historien dans son travail sur l’archive et dans sa reconstruction par recoupement a posteriori des événements qu’il étudie. Elle sera plutôt historielle en ceci que tout événement humain prend sens dans un processus, dans une dynamique temporelle, en s’inscrivant dans un permanent mouvement diachronique. Rappelons-nous, en effet, de ce que Maurice Merleau-Ponty écrivait sur ce point dans Phénoménologie de la perception, «‘L’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle.’ ‘»’ (1945 : p. 199), insistant par là sur cette dimension temporelle restant inextricablement liée à toute humanitude. Mais avant de débuter cette analyse, cherchant à mettre en relief une histoire compréhensive, nous devons insister sur le fait que nous nous référerons explicitement à l’ensemble des précieux travaux de David Le Breton mettant en lumière anthropologiquement la question du lien entre sujet, corps et société. Quant aux relations entre Inde et Europe, nous nous appuierons sur les écrits de Roger Pol Droit qui, au travers de son livre L’oubli de l’Inde (1989), en examine les conséquences tout autant historiques que philosophiques.

Notes
19.

Chronotope : ici nous avons recours au concept de Mikhaïl Bakhtine explicité par Tzvetan Todorov dans Mikhaïl Bakhtine - le principe dialogique , Paris : Seuil, 1981.