5. 1 Le temps de l’indivision

Depuis l’Antiquité, la théorie du microcosme fondée sur l’unité cosmique, liant l’homme à l’univers, tend à intégrer l’individu au mécanisme céleste universel. De fait, cette correspondance globalisante entre microcosme et macrocosme participe au fondement du schéma astrobiologique, dont l’efficacité supposée servira à étayer un savoir précis sur le corps. Ainsi, la médecine d’Hippocrate mais aussi celle de Galien, qui se prolongeront jusqu’au XVIème siècle, articulent les logiques liées aux mouvements internes de l’organisme à celles de l’organisation externe des planètes. Paracelse au XVIème siècle continuera d’ailleurs de relier similairement chaque organe humain à un astre précis et tutélaire, par exemple, le coeur au soleil ou le cerveau à la lune. Il dresse alors un parallèle entre les quatre éléments que sont la terre, l’eau, l’air et le feu avec les humeurs organiques. Dans cette optique, le devenir du monde informe la destinée de l’homme, le parcours des astres devenant l’analyseur du fonctionnement des organes et c’est par la structure cosmique, universelle que celui-ci peut appréhender son corps. En renversant le schéma premier du microcosme déterminé par le macrocosme, l’homme apparaît au centre de l’univers. Ainsi, comme l’explique Mary Douglas, «‘Les forces motrices de cet univers sont si intimement liées aux individus qu’on ne saurait parler de milieu physique environnant extérieur à l’homme. L’individu a des liens si intimes avec l’univers qu’on peut le comparer au centre d’un champ magnétique. L’explication des événements est toujours en relation avec son être moral, avec ses actes.’» (1992 : p. 98). Nous pouvons donc, comme elle, parler de vision «anthropocentrique» de l’univers où la personne n’est pas envisagée dans la séparation. L’étendue et les limites de son autonomie ne sont pas définies. L’univers fait partie du moi puisqu’il en est le complément, il est alors conçu par référence aux hommes. Cette approche holiste du corps en liaison l’amène à être compris donc interprété dans un rapport symbolique mettant en relation tant sa dimension interne qu’externe, les deux se trouvant inscrites dans un rapport de correspondance.

Au sein de l’univers des valeurs médiévales, l’homme serait toujours, ainsi, intégré à sa trame communautaire mais aussi cosmique. Il est une parcelle du cosmos, en prise sur l’univers, et le condense par son corps, ce dernier n’étant pas isolable mais l’incarnant en lui assignant un visage, donc une particularité. L’homme est indissociable de sa dimension physique et celle-ci ne peut être séparée de lui. Dans cette dialectique, il ne fait qu’un avec elle. Nous ne sommes pas face à une conception de scission ou de rupture mais bien plutôt en présence d’une compréhension où l’un est indissociable, indiscernable de l’autre. Dans cette logique, le sujet est un élément pris dans un ensemble plus vaste qui, de ce fait, ne se trouve pas véritablement, donc catégoriquement, délimité. Par conséquent, l’usage de la dissection est inimaginable au Moyen-âge, car entamer la chair reviendrait, par analogie, à déchirer, à violer la peau et la chair du monde. Dans cette société où le corps est considéré comme l’essence même de l’homme, c’est une identité de substance qui règne entre lui et le monde, donc entre lui et ceux qui l’entourent, ses contemporains. Il ne se distingue pas et n’est pas distingué de la trame communautaire dans laquelle il se trouve, au contraire, bien inséré et où il se mêle à la foule de ses semblables. L’exemple le plus frappant de cette relation particulière est la fête médiévale. En effet, par celle-ci, le corps concrétise l’enracinement physique de l’individu à l’intérieur d’un plus vaste réseau de correspondances où la réalité corporelle, par la fête communautaire20, devient le relieur d’une dynamique plus générale rendant impossible la distinction entre les statuts d’acteur et ceux de spectateur.

Pourtant, le haut Moyen-âge, voit se profiler un renversement dans cette logique liant corps-microcosme et univers-macrocosme. Marie-Christine Pouchelle montre ainsi dans Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Âge, prenant l’exemple de Mondeville chirurgien de philippe Le Bel, comment celui-ci s’inscrit dans cette recherche d’un savoir objectif tout en restant dépendant des conceptions traditionnelles et symboliques attachées alors à la maladie. Le chirurgien occupe, en effet, une place particulière dans la société médiévale et sa pratique est associée à une activité artisanale, au même titre que le forgeron ou le tailleur de pierre. Il intervient directement sur les corps, ampute une jambe gangrenée, incise la peau afin de laisser une plaie suppurer, détourne les humeurs, cautérise par l’imposition de métaux chauffés à blanc... Le médecin lui, de son côté, effectue un travail plus intellectuel, indirect et ordonne des recettes ou coctions visant à soigner avec plus de distance le malade. La scission entre traitement du corps par la médecine et approches religieuses tend à se dessiner au cours de cette période, amenant les premiers à traiter le malade comme un objet de savoir et les seconds à le percevoir comme sujet en peine de salut. Cependant cette phase transitoire reste délicate puisque «‘l’exploration des corps à des fins de connaissance demeurait interdite. Tout tenait dans l’intention : il était licite de découper le corps à des fins judiciaires ou religieuses (mettons ici de côté le cas particulier des objectifs thérapeutiques), il était illicite de chercher à en percer les secrets. Contrevenir à ces interdits qui, en dernière analyse, portaient sur le dévoilement des ressorts internes de la création, c’était prendre le parti des constructeurs insensés de la tour de Babel, ou encore du roi David désireux de connaître la composition exacte du ’ ‘«’ ‘corps social »’ ‘ constitué par l’ensemble de ses sujets’» (1983 : p. 133). Le chirurgien, même s’il s’expose à des forces naturelles et transcendantes qu’il ne maîtrise pas et vis-à-vis desquelles il se doit d’être extrêmement prudent, contribue pourtant aux biens fondés de la société médiévale et de ses valeurs. Il intervient sur des corps, certes souffrants, mais bien vivants, continûment reliés à un univers régi par un ensemble d’analogies et d’images.

Notes
20.

Sur ce sujet se référer à l’essai de Bakhtine L’OEuvre de François Rabelais, Paris : Gallimard, 1970.