5. 2 Le temps de l’individu

C’est au milieu voire à la fin du XVIème siècle que naît une nouvelle compréhension de la personne en tant qu’individu où l’homme s’éloigne de son corps et se distingue du collectif auquel, auparavant, il se référait. Mais cette transformation ne touche pas toutes les sphères de la société, elle s’organise plus principalement au sein des villes et reste limitée aux couches dirigeantes. Selon David Le Breton, ici «‘s’amorce le corps rationnel et qui préfigure nos représentations actuelles, celui qui marque la frontière d’un individu à un autre, la clôture du sujet. C’est un corps lisse, moral, sans aspérités, limité, réticent à toute transformation éventuelle. Un corps isolé, séparé des autres en position d’extériorité avec le monde, fermé sur lui-même.’ ‘»’ (1992 : p. 32). Dans cette logique, la bourgeoisie cherche à prendre de la distance avec le corps, ce qu’il lui renvoie de plus animal, de plus naturel. L’élaboration de règles et de codes de savoir vivre marquent alors son effacement tout en l’intégrant à la culture savante en tant que représentant de ses enjeux. En se concevant non plus comme une personne parmi une multiplicité d’autres, somme toute semblables et dépendantes d’un système global, mais comme un individu responsable de sa destinée, l’homme découvre qu’il peut lui aussi agir et transformer la société à laquelle il appartient. De fait, se distinguer de ses contemporains est nécessaire à celui qui veut représenter et se conformer à ce «nouveau monde» et c’est pourquoi le portrait connaît un engouement certain, puisqu’il singularise celui qu’il décrit. Les tableaux, auparavant anonymes, se parent de la signature de leur auteur le personnifiant, comme quand, sous l’angle droit de l’oeuvre, apparaît le portrait de l’artiste lui-même. La différence d’un homme à un autre se marque donc par le corps, l’intérêt n’est plus communautaire mais bien au contraire privé et nous voyons naître ici la recherche nouvelle de l’enrichissement personnel, du capitalisme lié à l’extension même de l’individualisme. Dans cette logique individualisante, la connaissance du destin de la personne n’est plus à chercher dans la compréhension de l’univers. Bien au contraire, l’approche scientifique de l’anatomie fait advenir le corps comme étalon du savoir afin que non plus il nous appartienne, nous signifie, mais plutôt que nous le maîtrisions et par là prenions possession du monde qui nous entoure. À ce titre, le savoir n’est plus commun, affaire de tous, mais se spécialise. Les dissections vont d’ailleurs marquer une transformation épistémologique dans l’appréhension du corps en instaurant son dualisme, sa séparation d’avec l’âme. Dans les universités italiennes, Venise puis Florence, ont lieu des dissections destinées à un public scientifique, plus particulièrement médical, qui mettent en scène et en pratique l’acte anatomique, la révélation de l’écorché qui semble, en tant qu’homme ne plus appartenir à son corps, mais le découvrir comme situé en dehors ou au-delà de lui. Ainsi, pour David Le Breton, une «‘image symbole de ce détachement du corps’» s’exprime dans l’Anatomica a del corpo humano (1560) où une «‘gravure de l’Espagnol Juan Valverde montre un écorché brandissant à bout de bras, sa peau pareille à un morceau de chiffon, où se devinent les orifices du visage. Sa main gauche tient encore avec fermeté le couteau de son propre supplice’.» (1985 : p. 14). Le corps est alors étudié comme une réalité autonome et si, avec le Moyen Âge l’homme ne s’en distinguait pas, la Renaissance, elle, renverse cette concordance pour le confronter à sa propre incarnation. Il est plus son corps, car, désormais, il prend conscience d’en posséder un et cette opposition marque l’indépendance logique qui s’établit entre corps et esprit. C’est le modèle mécaniste de la machine, du corps-machine, qui voit le jour et qui, au XVIIème siècle, aboutira à une progressive distinction entre corps et âme. L’esprit n’aura plus de rapport objectif avec la chair et pour atteindre la vérité rationnelle, il lui faudra définitivement la bannir de toute réflexion.

Ainsi, Olivier Mongin écrit : «‘L’humanité, l’appartenance à l’Un, à la sphère humaine ne sont donc plus hiérarchisées et chaque individu peut se considérer comme un humain à part entière ; il n’est plus redevable d’un statut particulier au sein du grand Corps social, il est en lui-même, il trouve en son propre corps individuel son identité’.» (in Esprit, 1982 : pp. 206-207). Et c’est avec René Descartes que nous percevons l’importance et l’ampleur de cette transformation de la société ainsi que le changement de paradigme qu’elle implique. Pour le dualisme cartésien, en effet, la séparation entre corps et âme ne se conçoit plus en référence au système de pensée religieux. C’est plutôt le rationnel qui est à rechercher dans l’esprit indépendant du corps, celui-ci n’étant plus entendu que comme prête forme, autonome, n’ayant de sens que par lui-même, en lui-même. Il n’est plus considéré que comme une mécanique habitée par le sujet, un attribut où le cogito, seul, fonde la particularité et la légitimité de l’individu. La science objective de Descartes instaure le doute méthodologique comme postulat fondamental où existence et être sont dissociés, où l’esprit est intemporel et la conscience éternelle, nous faisant alors directement coïncider avec Dieu. Le XVIIème siècle en Europe marque donc son éloignement envers les références religieuses classiques pour leur préférer l’intelligibilité de la philosophie mécaniste et l’éloignement, qui s’en accompagne, des perceptions corporelles. Il s’agit de rejeter les informations transmises par les sens, celles-ci étant jugées alors suspectes, fausses, erronées et pourvoyeuses d’illusions. Le corps sensible ainsi séparé de l’esprit-connaissant est cantonné à son attribut d’objet d’étude et d’observation. La pensée, elle, dépasse les lois matérielles, elle n’en dépend plus mais, au contraire, tend à instaurer de l’ordre au sein de la nature. C’est pourquoi ce siècle rationnel a considérablement recours à la science mathématique, à ses lois systématiques, à son analyse catégorique factuelle.

De même, pour la science médicale et avec les planches anatomiques d’André Vésale (1543) du De humani corporis fabrica, sept cents pages contenant trois cents planches gravées, se poursuit un processus qui peu à peu va instaurer et aboutir à l’invention de la notion du corps moderne dans la pensée occidentale. Chaque traité d’anatomie, en effet et cela jusqu’au XVIIIème siècle, met en scène une science et une connaissance en élaboration mais restant toujours plus ou moins sous l’emprise de l’affect et du contexte de l’époque en constitution. Ainsi, les voit-on resurgir dans les compositions et illustrations de ces recherches. Les planches anatomiques montrent des corps torturés et tortueux où suintent la peur et l’horreur de cette mise à nu. La rupture est difficile d’avec la nature passée, considérée comme inviolable, l’écorché n’est pas une écorce vide mais figure toujours le vivant, même si peu à peu le corps de l’anatomie tend à n’être qu’une chose à étudier et qui se déshumanise lentement.