5. 2. 1 Terra incognita

Si le XVIème siècle éloigne l’individu de sa réalité corporelle, il voit, en contrepartie, avec le XVIIème siècle, se rapprocher de nouveaux continents et plus particulièrement, puisque c’est celui qui nous intéresse, le continent indien. À l’exploration scientifique et médicale de l’intériorité d’un corps objectivé, se substitue le désir d’exploration de nouveaux territoires encore préservés. Le mystère de l’intériorité enfin révélée laisserait place à celui de contrées plus lointaines. Ainsi, en 1591, des voyageurs anglais réalisent leur première expédition aux Indes Orientales, et c’est en 1600 qu’est créée la Compagnie Anglaise des Indes Orientales. S’en suit en 1602 la fondation de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales. Quant à la France, c’est sous le couvert de la Compagnie Française des Indes Orientales qu’elle installe ses premiers colons en 1668 à Surat, puis en 1670 à Masulipatam, en 1674 à Pondichéry, ainsi qu’en 1668 à Chandernagor... Cette compagnie crée en 1664 par Colbert avait pour but d’établir des relations commerciales avec l’Inde et elle bénéficiera du monopole du commerce dans les océans pacifique et indien. Ces époques retiendront plus particulièrement les dimensions culturelles et religieuses indiennes les plus spectaculaires. Il en est ainsi pour le Tantrisme, doctrine secrète, résurgence de tout le courant souterrain de la magie, du sexe, de la femme, des pouvoirs surnaturels et des rapports avec les esprits de la nature, doctrine aux aspects sanguinaires et dionysiaques. Les yogis, pratiquants du yoga, ou «joguis», à l’époque, sont décrits par Anquetil-Duperron (in Les Indes florissantes de Georges Deleury, 1991) comme des «‘Espèces de gueux nuds comme la main sauf quelques loques qui leur couvrent la tête et dont la religion est le lingam. Leur chef passe parmi ses dévots pour une sorte de demi-dieu’». De même, pour Saint-Lubin, «‘Les uns sont des Pénitens qui par expiation pour leurs parens, leurs amis ou eux-mêmes, s’ordonnent à de cruelles austérités. Ces pauvres illuminés, victimes du fanatisme, ne cherchent dans le soleil qu’ils regardent fixement, d’autre secret que celui de s’aveugler pour expier les péchés commis par le sens de la vue. Ils renoncent aux femmes pour se priver des délices de leur commerce en réparation d’excès commis en ce genre’ ‘»’ ‘ ; ’ ‘«’ ‘Les autres sont des fourbes orgueilleux qui pour obtenir par les dehors d’une vie extraordinaire une considération pareille à celle que les Brâmes tirent de leur naissance et de leur ministère, ont, comme nos convulsionnaires, adoptés chacun un genre de supplice particulier’.» (in Deleury, ibid. : p. 733). Les récits, aux descriptions précises et détaillées, relatent souvent des célébrations ou des fêtes. Ainsi, l’astronome français Le Gentil observe-t-il la marche sur le feu qui eu lieu à Pondichéry en 1769, le docteur Brunet assiste quant à lui, en 1804, à la fête du Gokoul-ashtami qui commémore la naissance de l’enfance de Krishna, l’abbé Dubois participe, lui en 1807, à la fête de Gahourg, un des noms de la déesse Paravatty, la femme de Shiva, où l’on fait avec de la farine de riz pétrie une représentation de cette déesse et où, ensuite, «‘cette figure, placée dans une espèce de niche bien ornée, est promenée avec beaucoup de pompe dans les rues’.» (in Deleury, ibid. : p. 603), etc. Mais ces textes s’interrogent aussi sur les mythes ou croyances marquants dans la société. Delvaux tente, par exemple, de comprendre les cycles des réincarnations, en 1777, et cela en relation avec la philosophie de Pythagore et de Platon. Pour lui, les indiens ‘«’ ‘prétendent qu’une âme conserve dans une génération postérieure quelque chose des inclinations et des taches qu’elle avait contractées dans une génération précédente, comme un vase de terre conserve long-tems l’odeur de la liqueur qu’on y avait mise lorsqu’il était neuf. [...] Il faut donc qu’une longue suite de générations purifie les souillures des précédentes, lesquelles seront suivies de plusieurs autres, si au-lieu de se purifier des anciennes taches, on vient à en contracter de nouvelles.’ ‘»’ (in Deleury, ibid. : p. 717). Quant à la réalité des castes chacun d’entre eux cherche à en expliciter les fondements religieux tout en en exprimant un jugement d’opinion, soit que celles-ci apparaissent, comme pour l’abbé Perrin, comme les plus hostiles du monde aux idées d’égalité soit, au contraire et comme pour Delvaux, elles évitent le despotisme social. Par ce phénomène de découverte de l’altérité, l’autre est utilisé comme le support de significations nouvelles ne renvoyant pas à une connaissance, à un intérêt pour ses particularités, ses différences, mais plutôt le considérant comme une réalité à travers laquelle nous pouvons nous regarder, nous analyser, nous, Occidentaux. L’Indien devient alors le référent, le prétexte d’une réflexion égocentrique, voire ethnocentrique. Ce nouveau continent sera dès lors rêvé et fantasmé, devenant objet de productions imaginaires, sujet d’une curiosité naissante où il est appréhendé et interprété comme un nouvel espace de pratiques et de pensées résolument originales.

Ainsi, les textes coloniaux rendent compte tout autant de ce pays que du jugement qui lui est fait. En effet, le langage, porteur signifiant de symboles et d’interprétations, nous fait accéder au sens, au descriptif puis au prescriptif donc au jugement, aux valeurs que l’on attribue à un autre lieu, un autre espace. En empruntant de la signification langagière à un autre continent, ces auteurs resignifient alors leur monde, celui qui les entoure, pour l’habiter autrement et s’y engager selon un autre regard, tout en faisant émerger, au travers de leurs récits, un monde nouveau. De même que pour les cérémonies et les rituels, les techniques tout autant d’hygiène que d’alimentation sont savamment notées et examinées par ces voyageurs afin de pouvoir les restituer à l’Europe qui pourrait, peut-être, y avoir recours. Ainsi en est-il de l’usage du massage régulier des corps avec de l’huile et de l’utilisation du bain répété, rapportés par l’abbé Perrin pour qui «‘Cette eau les lave et les nettoie ; enfin, le bain est le médecin ordinaire, ou plutôt le père nourricier de la santé.’ ‘»’ ‘ et qui ajoute, ’ ‘«’ ‘Je ne parle pas de la souplesse que l’huile donne aux membres, et qui est telle, que les Indiens prennent sans peine les attitudes les plus pénibles en apparence, et les conservent aussi long-temps qu’ils le jugent à propos : ils se meuvent et se retournent comme si leurs os n’étaient que des tendons ou des cartilages, et que chacun de leurs membres eût dix charnières pour s’ouvrir et se fermer à volonté.’ ‘»’ (in Deleury, ibid. : p. 227). La médecine apparaît, quant à elle, comme un ensemble de recettes transmises dès le plus jeune âge, utilisant l’effet des plantes. Sonnerat, rapporte en 1782, qu’ «‘Ils sont persuadés que toutes les maladies viennent de chaud ou de froid, ou qu’elles sont occasionnées par des vents qui se glissent entre cuir et chair’.» (in Deleury, ibid. : p. 290), suit une vaste explication et démonstration sur la répartition des maladies et l’usage de remèdes plus ou moins jugés fiables par l’auteur. Pour finir, le riz, aliment de base en Inde, est analysé longuement dans les différentes manières de le cuisiner ainsi que dans les usages dérivés qu’il est possible d’en faire comme pour la fabrication de l’encre, l’empesage des étoffes de soie, etc., et ceci volontairement dans le but d’en intégrer l’usage en Europe.

Après cette période de découverte, le XVIIIème siècle confirme et accélère la supériorité technique, scientifique, économique et militaire Occidentale. Cela se traduit par un accroissement des voyages, des échanges commerciaux, des conquêtes coloniales, la traite des Noirs et l’essai d’évangélisation des peuples. Cette quête d’expansion va dominer l’ensemble de la pensée des Lumières. Il existe une tentation dominante qui tend à identifier la culture occidentale à l’idée de raison et à la notion de civilisation. Mais la découverte du Monde oblige à penser les différences, sinon à les reconnaître comme existantes. Le projet de savoir positif de l’homme s’accentue même si le concept même d’Homme reste flou et abstrait. La religion chrétienne va, de son côté, pâtir de ce comparatisme grandeur nature et empiriste et c’est donc la philosophie qui va s’assigner la tâche de penser désormais l’Humanité et cela au-delà des clivages religieux renvoyant, eux, aux moeurs et aux particularismes. Le XVIIIème siècle est aussi une période troublée politiquement et socialement, qui connaît autant les guerres, la crise économique, la censure, etc., que l’innovation politique et économique ainsi que la libération des moeurs. Avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789), s’ouvre une ère nouvelle qui souligne la fin des privilèges de naissance et où toutes les structures administratives sont abolies au profit de cadres plus départementaux, favorables à l’unification du pays mais aussi à la centralisation.

C’est donc dans ce contexte de fin de siècle mouvementé et en mutation que naît la République, mais aussi qu’émerge la recherche de normes nouvelles, et c’est à partir de 1785 que la pensée indienne va véritablement débuter sa diffusion dans l’Europe entière. En effet, Anquetil-Duperron publie cette année là une traduction de quelques Upanishads21, avant de livrer en 1801 les deux volumes de son Oupnek’hat qui influencèrent beaucoup Schopenhauer. Toujours en 1785, Wilkins publie la traduction de la Bhagavad-Gita22. A partir de 1788, les pionniers de la Société Asiatique du Bengale regroupent leurs articles en volumes. Ces derniers se retrouveront sur les tables de Schelling, Schleiermacher, Fichte, Hegel, etc. A partir du XVIIIème siècle, penser l’Inde devient donc une tâche intellectuelle majeure et nécessaire.

Notes
21.

Upanishads : textes philosophiques fondamentaux de la pensée indienne, qui font partie des Vedas, eux-mêmes étant des textes sacrés écrits en sanscrit. Anonymes et rédigés à diverses époques, ils exposent la thèse de l’identité du Soi-individuel ou absolu.

22.

Bhagavad-Gita : épopée du Mahabharata, dans laquelle Krishna transmet à Arjuna, fils d’Indra, l’enseignement de la philosophie brahmanique, portant sur le devoir propre aux membres d’une caste et les moyens de se délivrer du flux des réincarnations.