5. 3. 1 Terra genetica

Mais si le XIXème siècle paraît s’éclater et se diversifier en posant la question d’un corps de plus en plus connaissable, il en va de même s’agissant de considérer l’autre, Indien. C’est à partir de cette période que commencent, en effet, véritablement à être importés, traduits et diffusés les textes principaux de sagesses Indiennes. Ainsi, dès 1801, et après s’y être intéressé dès la fin du XVIIIème siècle, Anquetil-Duperron révèle à l’Europe la pensée des Upanishads. De plus, de 1800 à 1801, sévit en Allemagne l’épidémie de la pensée indienne. Le romantisme propre à l’Europe post-révolutionnaire et principalement allemand, émerge comme un ordre fragile sur les ruines de l’espérance de la révolution et est marqué par des déplacements sociaux, individuels et collectifs. Les personnes ainsi «déplacées» vont tenter de découvrir en elles-mêmes le fondement de cette volonté pouvant les rendre maîtresses de leurs lendemains. Il faut reconnaître ici le souci de la culture germanique, comme avec l’idéalisme subjectif de Fichte ou l’idéalisme magique de Novalis, de répondre à cette vocation de la personne qui doit conquérir dans les incertitudes du monde sa propre souveraineté. Ainsi, pour Antoine Berman, «‘La théorie du langage poétique stellairement éloigné du langage naturel [...] chez Novalis et Schlegel, [...] aboutit pareillement à une théorie de l’ ’ ‘«’ ‘état de mystère’ ‘»’ ‘, ’ ‘Geheimniszustand’ ‘. À sa base, il y a d’abord l’idée, fréquente à la fin du XVIIIème siècle d’une langue supérieure, d’un sanscrit pour initiés. Mais la théorie de mystère va plus loin : elle décrit cette opération poétique suprême par laquelle le langage devient à la fois familier et étranger, proche et lointain, clair et obscur, compréhensible et incompréhensible, communicable et incommunicable’.» (1984 : p.157). L’Allemagne apparaît ainsi, à partir de cette recherche d’un ésotérisme de l’écriture et de la langue, comme étant le foyer de rayonnement de l’inspiration romantique. Il s’agit non d’un programme théorique, mais d’une inspiration, d’un ferment culturel, d’un type de sensibilité caractéristique d’une époque. Le romantisme serait une passion et une aventure à laquelle ses fidèles dévouent leur vie. Aussi ne peut-il être compris que dans sa totalité tout autant dans la politique, dans la théologie, dans la science de la nature que dans l’anthropologie. Ses précurseurs se situent à la fois comme les tenants de la modernité, tout en cherchant à revenir au Moyen Âge. Le romantisme est donc lié à la réhabilitation de la période médiévale, il est aussi un modèle épistémologique qui oppose à l’intelligibilité réductrice des sciences expérimentales la contemplation de l’harmonie cosmique. L’un des grands traits du romantisme est le primat restauré de l’expérience religieuse, comme la recherche d’une compréhension à partir du Tout. C’est la notion d’organisme, comme si l’on était à la recherche d’un nouveau corps, le nôtre, biologique, étant éloigné de toute raison, qui se trouve en être le concept majeur. Le romantisme, auquel tous les pays ont apporté leur part à la naissance de sa conscience, est en quête d’une révélation primitive, d’une langue mère fondamentale qui le conduira à la recherche d’une régénération quelque peu extrémiste. De nouveaux mythes et tensions vont alors découler de cette rencontre avec l’Inde, une Inde sublimée, au travers d’une parenté élective la reliant à l’Allemagne. Par la reconnaissance d’une même appartenance à la communauté aryenne, le sanscrit apparaît alors comme la langue fondamentale du religieux et du philosophique. En 1803, Schlegel formule en des termes virulents son credo d’indomane romantique. Comme l’écrit Antoine Berman, «‘En traduisant la ’ ‘Bhagavad Gîtâ’ ‘, A. W. Schlegel suit dans le fond l’injonction de ’ ‘l’Entretien sur la poésie’ ‘ : ’ ‘«’ ‘ C’est en Orient qu’il nous faut chercher le romantisme le plu élevé ’ ‘«’ ‘ [...]. Et Tieck : ’ ‘«’ ‘ Je crois de plus en plus que l’Orient et le Nord sont en étroite connexion et s’expliquent mutuellement, qu’ils élucident aussi l’antique et les temps modernes ’ ‘«’ ‘.’» (Ibid. : p. 217). Ainsi, pour eux, comme pour beaucoup de romantiques allemands, l’Inde est Mère, elle est de façon absolue la Totalité et est présentée comme la procréatrice originaire, primitive donc parfaite. Ils se doivent donc d’avoir foi en elle, de lui dévouer leurs vies. À la même époque, Schoppenhauer continue, de son côté, de participer à l’air du temps de sa jeunesse. Il est, lui aussi, partie prenante du rêve de renaissance du moment mais ses préoccupations sont bien différentes, beaucoup plus personnelles. De 1814 à 1818, il écrit Le Monde comme volonté et comme représentation, au moment où le mythe de la renaissance orientale est en plein essor. Il participe donc bien à cette mythologie romantique sans pour autant véritablement adhérer à son idéologie. Pour lui, c’est la traduction des Upanishads qui a permis l’accès à ces textes. Ils apparaissent comme un savoir à exploiter, un univers de pensée différent à comprendre, non pour l’intégrer dans sa totalité, mais plutôt pour se le réapproprier et le réinscrire dans sa propre philosophie.

En France, cette fascination est beaucoup plus progressive. Pour les romanciers, eux aussi imprégnés de romantisme, c’est dans la nature que la douceur de la mélancolie comme l’inquiétude de l’amour trouvent leur asile et leur climat. On découvre autrement la nature, avec le coeur plus qu’avec les yeux et l’on cherche à décrire l’impression directe qu’elle fait naître plus que sa réalité propre. Il s’agit donc, pour eux, de créer un vocabulaire nouveau, capable de restituer ce que personne n’avait vu auparavant, de faire pressentir au travers des formes et des couleurs la présence d’un Être suprême, d’une grande Âme inconnue qui anime la totalité du monde et qui constitue la vertu secrète de sa beauté. Cet élan du coeur vers un idéal inaccessible et un certain penchant pour la contemplation amènent avec eux un renouveau du sentiment religieux. Mais c’est plutôt une religiosité vague, faite d’effusion et d’adoration, qui rejette Dieu dans l’infini inconnaissable tout en en faisant un confident, presque un complice. Dans cette recherche d’un Autre, ou d’un ailleurs se profile le goût pour de plus amples voyages dans des contrées beaucoup plus lointaines. Mais en 1819, les tenants de ces tendances nouvelles ne doivent pas espérer faire triompher leurs aspirations en gagnant peu à peu l’estime des cercles déjà constitués, des académies imprégnées de conventionnalisme ; sans doute les tolérerait-on mais sans toutefois véritablement les admettre. Ils vont alors créer des cercles, sortes de salons où l’on lit, discute, commente les oeuvres de chacun alors même que s’organise une propagande habile au cours de laquelle chaque membre du groupe soutient les autres par des articles de presse. Même si Hugo, Vigny, Stendhal, Mérimée partagent les mêmes choix et objectifs littéraires, ils se séparent néanmoins sur leurs orientations politiques respectives. Pourtant, en 1827, l’unité entre libéraux et conservateurs se réalisera par la constitution d’une école unifiée, le Cénacle, placée sous l’autorité de Victor Hugo. Les idées de cette nébuleuse romantique sont certes diverses et difficiles à grouper en un système cohérent. Pourtant, quelques grandes tendances communes, parmi lesquelles une certaine idée de liberté qui conduit à l’individualisme, se dessinent. L’artiste ne doit plus se soumettre aux règles générales du classicisme mais pourra et devra manifester ce qu’il y a en lui d’unique dans son tempérament artistique, sa nature propre, afin d’exprimer ce qu’il y a d’intime en lui, ses émotions, ses sentiments plus que ses idées. Le romantisme français se caractérise également par l’élargissement de l’horizon littéraire à d’autres pays et époques ; l’adaptation de la littérature à la recherche moderne issue de la Révolution ; le goût pour le vrai, tant le vrai intime que le vrai historique. Quant à la philosophie romantique visant à l’action plutôt qu’à des constructions purement intellectuelles, il s’agit de tendances profondes et précises, mais qui ne sauraient constituer un système.

C’est dans cette mouvance romantique que la première chaire de sanscrit est crée au Collège de France en 1812. En 1822, c’est la première société asiatique qui voit le jour. Une nouvelle période de recherche comparatiste entre démarches occidentales et orientales se constitue. En 1805, Colebrooke rédige un article sur les Vedas23 , et de 1823 à 1827, il écrit une suite de monographies résumant ce qu’il a pu apprendre de ses lectures et des Pandits24 à propos des systèmes philosophiques de l’Inde. En 1828, Cousin regagne sa chaire à la faculté et y exprime l’importance des sagesses orientales dans les connaissances philosophiques. En 1834, c’est un manuel scolaire qui est élaboré afin de rendre compte des connaissances orientalistes. Et c’est en 1842, dans son livre Le Génie des religions, que Quinet parle des découvertes récentes sur les Métaphysiques d’Orient qui s’insinuent désormais dans l’ensemble des doctrines Européennes. Il parle, lui aussi, de renaissance orientale, et derrière cette expression, c’est tout le romantisme qui se profile avec la recherche d’une filiation à tout prix avec l’Inde, Terre-Mère devenue absolue et dont l’identité alors légitimée prend toute sa pertinence.

Notes
23.

Vedas : Ensemble de textes sacrés écrits en sanscrits.

24.

Pandits : nom donné en Inde aux savants brahmaniques, appartenant donc aux castes des sages et des religieux.