5. 3. 2 Terra insanita

Mais, dans le même temps, un courant inverse apparaît en Europe et commence son long travail de désenchantement. Ainsi, dès 1824, Colebrooke fait connaître les aspects beaucoup plus matérialistes du Sâmkhya25 et brise de ce fait le rêve de l’idée d’une révélation primitive. En 1830, c’est Rosen qui, en traduisant les Vedas, met en lumière un polythéisme premier, détruisant, lui, la croyance en un monothéisme indien originaire. L’indomanie fait place à l’indianisme, à une étude plus littéraire et historique de ce continent, alors que, comme nous l’avons vu, certains auteurs comme Cousin et Quinet s’évertuent à chercher dans les matériaux abondants fournis par les orientalistes les traces isolées et altérées d’une tradition primordiale. Toujours en 1830, ce tournant de l’indianisme est accentué par la découverte du Bouddhisme. L’Inde cesse de plus en plus de représenter le paradis retrouvé et devient le lieu, au contraire, d’une inquiétante étrangeté. De fait, le Bouddhisme accroît cette fragilité, ses doctrines déconcertant les classifications convenues. Il brouille les repères habituels, déjoue les catégories par ses doctrines originairement dépourvues de culte, de dieux, de transcendance, de révélation d’autant qu’historiquement et socialement, elles sont devenues le support de cultes et de croyances populaires. Elles sont donc perçues comme un «‘phénomène strict’» par Nietzsche (in Roger Pol Droit, 1989 : p. 151) qui tend à dissoudre toute notion de substance. De plus, la relation du Bouddhisme au langage apparaît comme purement instrumentale, sans commune mesure avec le logocentrisme grec. Sa pensée est donc désontologisante et n’induit ni sujet, ni substance. Dans cette perspective, l’Inde peu à peu va perdre de son pouvoir d’enchantement. Cousin, lui aussi, cède à ce mouvement et infléchit sa trajectoire. L’Inde romantique voit alors l’éclat de sa lumière originelle, pure, attirante et régénératrice se transformer en de repoussantes ténèbres, insanes et mortifères hantées par des spectres terrifiants. Elle devient synonyme de la négation même de l’Homme et si l’on continue à cette époque d’étudier le Bouddhisme et les pensées Indiennes, cela n’a pour seul but que de mieux les connaître pour ne surtout pas tendre vers leur exemple. Le mouvement de fascination devient un mouvement de répulsion et de modèle à rejeter. Cette image d’une Inde indigne s’impose comme pour Saint Hilaire qui brandit l’image «insoutenable» de la déchéance bouddhiste. La terre des philosophes s’enfonce dans la nuit alors que les recherches indianistes s’intensifient en se spécialisant. De nouveaux discours troubles émergent, l’attirance pour l’occulte, le goût des révélations aberrantes et la création de sociétés semi-secrètes connaissent un regain de ferveur, tout particulièrement en Angleterre. De nouveau, c’est une Inde fantasmagorique qui s’éveille. Ainsi, comme l’explique Roger Pol Droit, «‘Tandis que les philosophes commencent à faire silences, les indianistes à faire ghetto et les délirants à faire florès, la science des religions, elle, commence à naître.’ ‘»’ (1989 : p. 183). La connaissance de cette pensée va se parcelliser tout en se spécialisant. Elle n’est plus reconnue comme le lieu de savoirs philosophiques mais plutôt de pratiques religieuses. Elle passe donc d’une sphère de la connaissance à une autre. Ainsi, en 1880, le Collège de France, crée une chaire d’histoire des religions. L’École pratique des hautes études fonde, en 1887, une cinquième section dite de «sciences religieuses». Pour Hegel, cette transposition a pour objectif premier de «‘saper toute assimilation de pensées indiennes à la philosophie, leur dénier toute portée universelle, montrer qu’elles sont dépourvues de tout accès au concept’.» (in Droit, ibid. : p. 191). Il apparaît alors que la science et la philosophie sont gréco-romaines et rien d’autre. «L’oubli de l’Inde», processus ainsi nommé par Roger Pol Droit, remplace l’idée matricielle et romantique et c’est toute une pensée qui se voit rejetée. De plus, comme dans la tradition occidentale, la philosophie serait plutôt du côté de la science, l’ensemble des pensées indiennes se voyant classé du côté du religieux, du spirituel ou des sagesses. D’un côté, nous nous trouvons face à l’acquisition d’une pensée purement théorique, de l’autre, face à des pensées qui soumettent l’usage de la rationalité à une visée pratique. Pourtant derrière ces deux modèles d’intelligibilité, se profilent les mêmes recherches telles que l’apaisement de l’esprit, la santé de l’âme, un mieux vivre attendu au quotidien... La quête pure de vérité paraît effectivement n’avoir plus de sens que dans son implication sur le réel.

Notes
25.

Sâmkhya : Le plus ancien darçana, c’est-à-dire texte philosophique hindou.