5. 4 Le temps des divisions

5. 4. 1 Howling et dropping out, hurlement et lâché prise

Dès le milieu du XXème siècle, l’attirance pour une Inde synonyme d’ailleurs et d’exotisme reprend une vigueur nouvelle. Il s’agissait alors de tenter d’échapper à ce vaste traumatisme historique lié à la guerre, reconstruire un environnement détruit mais aussi, et peut être surtout, réimaginer un nouveau rapport symbolique à son corps ainsi qu’à celui d’autrui afin de chasser l’image de ceux découverts dans les charniers nazis que le génocide avaient totalement décharnés, déshumanisés. Dans cette tentative d’une reconstruction d’un sujet meurtri et traumatisé par l’Horreur, l’Inde, à nouveau, revêt les atours de cette terre nourricière et salvatrice. Car si elle ne trouve toujours aucune place dans la matrice philosophique classique de cette Europe d’après-guerre, la résurgence individualiste et mystique du moment va de nouveau la faire exister aux yeux de l’Occident. Cette réorientation des mentalités va se forger, dans un premier temps, aux Etats-Unis avec la dynamique artistique de la Beat Generation ou Contre culture prenant forme dans un ensemble de mouvements épars dont l’influence va s’étendre plus particulièrement à l’Europe occidentale. Ils se caractérisent par le drop-out de ceux qui rompent soit avec les études, soit avec les formes habituelles de la vie professionnelle ou relationnelle. Cet abandon gronde comme une protestation exprimant le désir d’échapper à une organisation sociale qui apparaît totalement étouffante. Ici, peinture, écriture, ainsi que toute forme d’expression, sont le support de diffusion d’une idéologie cherchant à opérer un renversement nihiliste des valeurs, caractérisé par un refus de la société, de l’American Way of life, des trente Glorieuses. De fait, le mouvement beat des années cinquante est surtout un mouvement de poètes existentiels pour ne pas dire existentialistes. Ce n’est pas un mouvement véritable dans le sens où il n’existe pas à proprement parler de groupe ou de communauté, qu’il n’est pas organisé, eux-mêmes exprimant une méfiance radicale pour le tout collectif. Ce sont plutôt des réunions sporadiques qui sont réalisées dans des lieux divers. Le mot beat signifie diversement usé, foutu. Il renvoie aussi à l’idée de rythme, de frappe, de battement tout autant physiologique que musical, et exprime cette volonté de transformation, cette réaction énergique d’échapper aux normes sociales vécues comme «concentrationnaires». Le beatnik est à la recherche de buts nouveaux, d’où ses investigations parmi les pensées et pratiques orientales.

Il est un des «Clochards célestes»26 qui hurlent27 leur mal-être et se mettent finalement «Sur la route»28, pour chercher une alternative, un ailleurs, les aidant à dépasser les cadres d’un esprit qu’ils veulent éclater. Mais le beatnik est avant tout un «voyageur solitaire», selon les termes de Jack Kerouac. Le point de départ de ces voyages, ou plutôt de ces quêtes, est San Francisco où les réunions «Poésie et jazz» ainsi que le Centre d’études asiatiques, où travaillait Allan Watts, autre référent majeur du mouvement, contribuent à l’éclosion de ce que l’on allait appeler la «renaissance poétique» de San Francisco. Le thème de l’amour et de l’altruisme conduisent à un mysticisme inspiré de l’Orient et dans lequel la recherche ambiguë de l’expression et du contrôle de soi, la réunion harmonieuse de l’âme et du corps (tendances où resurgissent les préoccupations romantiques du siècle précédent) se réalisent. Le yoga, dans ce contexte, fera l’objet d’un intérêt indéniable d’autant que cette pratique revalorise le rapport de l’homme à son corps donc participe clairement de ce mouvement de découverte et de réinvestissement subjectif. C’est Snyder qui introduit le zen sur la côte pacifique des Etats-Unis, et Kerouac, lui aussi, en devient un fidèle adepte. À cette époque, la venue de swamis 29 se multiplie pour se banaliser en Amérique comme en Europe. Puisque la société doit être considérée comme une communauté, c’est à l’ésotérisme et à l’astrologie plus qu’à l’économie et aux sciences sociales que l’on se réfère afin de trouver la voie vers le chemin de cette unité.

Notes
26.

Les clochards célestes : célèbre livre de Jack Kerouac, qui a largement servi de référence au mouvement beat et dont le titre en Anglais est les Dharmas Bums - 1963. Ce titre traduit en effet la fascination que l’Inde a pu exercer sur sa pensée, sa recherche d’un ailleurs, hors de la société florissante américaine de l’époque. Les Dharmas en sanscrit désignent autant les lois que, plus généralement, la vertu. Peut-être voulait-il signifier la dimension de pureté qui, pour chaque clochard, chaque errant, est inextricablement liée à son cheminement tout autant réel qu’imaginaire.

27.

Ici, nous faisons référence à Howl, poème de Alan Ginsberg qui exprime ce déchirement, ce hurlement du beatnik.

28.

Sur la route : Titre Français de On the road, de Jack Kerouac, 1960, sans doute le livre le plus connu de cet auteur et le plus marquant pour la beat generation.

29.

Swami : Moine dans la tradition hindoue.