5. 4. 2 De l’in-dividu au dividu

Mais dans ce contexte secoué par le conflit de la seconde guerre mondiale, les effets du génocide concentrationnaire et de la bombe d’Hiroshima, les questions de l’appréhension et de la compréhension du rapport à la corporéité se complexifient. Si avec le mouvement beat, le corps se voit surinvesti par l’entremise d’une redécouverte du mysticisme hindouiste, il peut aussi être mis à distance par une stratégie d’évitement de soi et d’autrui. Le corps s’instrumentalise, il devient le lieu d’un investissement symbolique et pratique ambigu, contradictoire, à la fois objet de projections mais aussi de distanciations. Il semblerait que nous ne puissions plus vraiment nous fier à lui puisqu’il a été tout autant vecteur que miroir de l’inhumain et de l’inconcevable. Selon Bernard Andrieu, le sujet contemporain se voit réduit au rang de «dividu» (1994 : p. 264) plutôt qu’à celui d’individu, l’in-dividu étant indivisible et offrant alors toute sa substance subjective à la découpe de son corps. Dans ce contexte, certaines approches scientifiques tendent à réinvestir la personne en la divisant, la désubstantifiant, afin de l’appréhender autrement, de façon morcelée. Il devient alors impossible de la penser en elle-même, dans la relation mais plutôt dans la segmentarisation, dans l’éparpillement et la désunion. Grâce aux considérables développements des sciences de la vie, l’homme peut modifier son corps, son apparence corporelle, par la chirurgie esthétique par exemple. L’individu, divisé, possède une réelle possibilité de prise de distance avec son corps qui l’introduit dans un nouveau rapport d’objectivation, d’identification, de transformation suivant ses goûts et ses choix. Si l’opération de modification physiologique est l’affaire de spécialistes (médecins, chirurgiens, etc.), c’est la personne, quelle qu’elle soit qui détermine les changements qu’elle s’autorise de subir. Avec le XXème siècle, l’idéologie dominante de la génétique va, dans cette continuité, considérablement participer de cette transformation des représentations du corps, de la possibilité de le façonner selon les besoins et désirs de chacun et de le modeler dans le but d’en accroître ses possibilités (sa durée vitale, ses capacités motrices, etc.). L’identité ne peut plus être considérée comme une substance permanente et intensive, puisque les éléments qui la composent ne se manifestent pas tous dans un même temps et un même corps, ce dernier étant de plus en plus dépendant par la science et les transformations qu’elle opère sur lui. Ainsi, pour Bernard Andrieu, «‘La définition du corps humain n’est plus définitive : en pouvant agir sur le ’ ‘germen’ ‘, et non plus seulement sur le ’ ‘soma’ ‘, le patrimoine génétique, qui était jusque là l’héritage transmis par la famille, se trouve remis en cause par l’action de la science.’ ‘»’ (ibid. : p. 20). Cette recherche d’un corps humain nouveau issu de la programmation génétique va renouveler la réflexion liée à la question de la liberté humaine puisque nous serions issus du déroulement de ce qui a été scientifiquement, et non plus naturellement, prévu. La question se pose alors de savoir quelle est la part de l’histoire, de la culture ou du contexte dans la formation de l’individu. Le débat va s’ouvrir confrontant partisans de l’inné et de l’acquis. Mais la génétique ne peut constituer l’explication ultime de l’homme, chacun étant libre ou non d’y avoir recours. De même, la notion de programmation n’entraîne pas forcément un déroulement mécanique puisque ce capital prénatal est constamment actualisé, intégré à un milieu, donc en perpétuelle interaction avec lui. Cette reconsidération scientifique du corps par sa prise en charge médicale pourrait l’éloigner complètement du risque d’affronter la sélection naturelle, dans un contexte de développement et de surproduction où les techniques participent à l’intégration de l’homme dans un environnement artificiel, prêt à le recevoir et optimisé à cette vue. De nouvelles stratégies de maîtrise corporelles se mettent ainsi en place comme pour la contraception par laquelle la femme a le pouvoir de choisir si elle veut ou non enfanter et cela en relation avec sa situation sociale et existentielle. Par contre, le danger d’un recours systématique à un système explicatif plutôt qu’interprétatif existe par exemple avec la neurobiologie qui cherche à établir, de son côté, une identification pure et simple entre un phénomène mental et une cause neuronale et tend, ainsi, à devenir le modèle réducteur de tout comportement humain en ramenant celui-ci à un simple procédé chimique. Mais, face à ces conceptions, la psychologie et la psychanalyse contribuent à l’élaboration d’un discours différent car, en tant que disciplines critiques du réductionnisme neurologique, elles vont permettre de présenter de nouvelles alternatives à l’homme. En mettant en avant un modèle d’analyse de l’individu responsable, elles réinstaurent l’homme au coeur de ses expériences, dans un comportement compris comme subjectif et non plus comme s’il était l’objet de fonctions, d’anomalies objectives, quantifiables, mesurables. Ainsi, si avec la génétique le corps est interprété comme le lieu du sens, mais d’un sens codé, prédéterminé et compréhensible seulement selon les codes de la science, les nouvelles thérapies comme la gestalt-thérapie, le cri primal, la psychothérapie, etc., proposent, elles, de considérer que c’est la corporéité même qui s’exprime, qui demande qu’on lui porte de l’attention, une attention non plus technicienne mais plutôt sensible et empirique. Cet avènement du corps-sujet de parole, se focalisant sur le vécu corporel de chacun s’inscrit dans une conception dualiste, où le physique est entendu comme une personne à part entière, qu’il s’agit d’écouter pour la comprendre et cela depuis un autre lieu, celui du rationalisme et de l’esprit.