5. 4. 3 Terra extatica

Dans cette conception exaltée du corps, la France de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix revendique la jouissance sans entraves et la révolution politique. C’est l’époque des nouveaux idéaux qui mêlent Sigmund Freud, Carl Gustav Jung30 ainsi que Wilhelm Reich31 dans l’attente d’une nouvelle ère, une ère de communication et de compréhension. Ainsi, «‘Le corps devenait avec eux’» écrit Georges Vigarello «‘cet étonnant mot-valise ramassant de l’inconscient, du visible, du vécu. Il se référait simultanément au désir, à son élucidation, à la transgression. [...] : dans le même lieu se ramassaient le nocturne et son contraire. Il y avait là du tangible et de l’action, un horizon de secrets enfin disponibles et de pratiques à inventer. Dévoilement et engagement, découverte et révolte, interpénétrés’.» (in Esprit, 1982 : p. 5). Dans ce contexte, les mouvements de jeunes, que l’on rattache parfois à ceux de la beat, même s’ils en sont assez éloignés, ne se révoltent plus particulièrement contre leurs aînés mais contre une certaine idée répressive et conservatrice de la société. Ils vont se retrouver dans la fin des années soixante au sein des mouvements dits hippies. Les hippies sont beaucoup plus nombreux que les beatniks et ont souvent rompu tout autant avec leurs familles qu’avec la scolarité prenant alors la route surtout en direction de la Californie. C’est en effet dans cet état qu’a lieu le rassemblement gigantesque du love in en 1967. Mais assez vite ces groupes se dissolvent, chassés par la police et se réfugient dans les zones rurales pour devenir des communautés d’un type différent. Beaucoup de jeunes vont, aussi, partir vers l’Orient, attirés par les nouvelles expériences, la drogue, et parfois par une image très vague des philosophies orientales. Ainsi, vers 1972, ce sont environ mille cinq cents jeunes français qui se retrouvent en Inde.

Face à l’impossibilité d’une intégration symbolique dans le monde qui se trouve renforcée par une conception où les individus se voient divisés, séparés, dans une absence de repères culturels et sociaux convenables ainsi qu’un rejet d’une explication générale transcendantale, l’individu a alors recours à son initiative propre. Il va chercher lui-même des réponses, des solutions, ayant parfois recours à un mélange, un «bricolage» - même si nous verrons que l’usage de ce terme quant aux groupes qui nous intéressent doit être nuancé - où il réunit des pensées, des techniques différentes qui semblent donner un éclairage nouveau à son questionnement même si parfois celles-ci sont contradictoires voire antithétiques, l’important résidant dans une logique d’investigation personnelle. Ainsi, pour David Le Breton, ‘«’ ‘Les significations rattachées au corps à l’intérieur de la société post-moderne se sont mises à flotter, à errer, à s’apparier entre elles, indifféremment, à se greffer à d’autres systèmes sans souci d’historicité, de culture, au sein d’un immense ’ ‘melting pot’ ‘ qui fait office de distributeur de recettes, de techniques. Ces multiples procédés qui investissent aujourd’hui le marché des soins sont pourtant radicalement étrangers voire même antagonistes. Pourtant ces différents recours ne sont pas vécus dans la contradiction par les acteurs qui sont à la recherche de la seule efficacité thérapeutique.’ ‘»’ (1994 : p.197). C’est pour cela que le retour et la référence aux sociétés traditionnelles dont les savoirs paraissent relativement unifiés, comme l’Inde, ont autant de succès. Ils permettraient au sujet de se situer, de s’incarner dans ce rapport intime qui le lie à son corps tout en revendiquant son être, face à une matière corporelle analytiquement découpée par les sciences.

Pourtant, si nous suivons Bernard Andrieu (1994), d’autres cultes du corps connaissent dans le même temps un engouement certain. Avec les développements de la génétique, des neurosciences et de la médecine, la relation que le sujet nourrit envers son corps se modifie considérablement. Il lui est possible, en effet, de le transformer, de le modifier afin, par exemple, de pallier à certaines défaillances organiques, à ses limites biologiques. Le modèle du corps cyborg, dans l’imaginaire littéraire32 et cinématographique, en est un exemple frappant puisque alliage de chair et de mécanique il peut être non plus soigné mais réparé, colmaté... Il devient le fantasme projectif d’un idéal de maîtrise et d’éternité. Ici, le corps perd de sa qualité existentielle pour devenir valeur technique, voire, dans le cas de greffes, de don de sang ou encore de certaines chirurgies plastiques, valeur marchande. Considéré comme un quasi-objet mécanique, morcelé et fragmenté, il pourra être décomposé, puis recomposé, désassemblé puis réassemblé et cela au gré des nécessités, des objectifs qui lui seront alloués. Le discours du plasticien Stelarc, dans sa quête du dépassement d’un «corps obsolète» est à ce titre exemplaire. Marc Dery dans Vitesse virtuelle rapporte ses propos : ‘«’ ‘Le corps doit être vidé, durci, déshydraté, débarrassé de ses viscères inutiles, pour être ’ ‘«’ ‘ un meilleur réceptacle pour la technologie ’ ‘«’ ‘ ; sa peau, décollée, remplacée par un derme synthétique capable de convertir la lumière en substances chimiques nourrissantes et d’absorber par ses pores tout l’oxygène nécessaire au maintien de la vie. Un système de diagnostic rapide contrôlerait les quelques organes restants, et des ’ ‘«’ ‘ robots hyper-miniaturisés ’ ‘«’ ‘, ou nanomachines, ’ ‘«’ ‘ coloniseraient la surface et les canaux internes pour augmenter la population bactérienne - afin de tester, surveiller et protéger le corps ’ ‘«’ ‘.’ ‘»’ (1996 : p. 174).

Mais si ce courant reste particulièrement d’actualité aujourd’hui avec les premiers implants médicaux greffés aux Etats-Unis, l’homme contemporain ne désire pas toujours se savoir identifié à une histoire qui peu à peu l’a totalement éloigné de son corps. D’une certaine manière, il y serait mal identifié, démythifié et sur-rationalisé. Il ne posséderait donc plus véritablement de réalité métaphysique positive. En réaction, il peut donc avoir recours à des techniques non issues de cette histoire qui l’enferme dans un statut qui existentiellement ne lui convient plus. C’est sans doute dans une dynamique d’opposition à ces appréhensions du corps où il n’existe plus qu’en tant que réceptacle vide et décharné, donc dans un investissement social et symbolique contraire, que l’individu va chercher à reconstruire une identité dans l’épaisseur même de ce qui le lie à son corps propre comme à celui des autres. Ainsi, comme l’explique David Le Breton, «‘À la fin des années soixante, la crise de légitimité des modalités physiques de la relation de l’homme aux autres et au monde prend une ampleur considérable avec le féminisme, la ’ ‘«’ ‘ révolution sexuelle ’ ‘«’ ‘, l’expression corporelle, le body-art, la critique du sport, l’émergence de nouvelles thérapies proclament haut et fort leur volonté de s’attacher seulement au corps, etc. Un nouvel imaginaire du corps, luxuriant pénètre la société’» (1992 : p. 6). Le yoga semble lui aussi participer de cette reconsidération générale de la notion de corps vécu comme le symbole d’un plus grand épanouissement individuel. Toute une littérature florissante va faire appel à la ‘«’ ‘libération du corps’» posant dès lors la réalité corporelle comme un attribut, une possession, l’alter-ego indiscernable de l’homme. Pourtant, même s’il devient le sujet supposé de ce corps, l’individu continue parfois d’en faire un objet de savoirs sur lui-même, une propriété qu’il s’agit de domestiquer. Paradoxalement, et cela malgré la tentative de contestation de cette considération dualiste séparant sujet et corps, l’imaginaire de ces mouvements reste pourtant paradoxal étayant son propos sur une maîtrise du corps où celui-ci, de nouveau, apparaît comme une réalité séparée de l’individu qui pourtant se pense incarné par elle. De la même façon, cette conception du corps nourrit ses propres ambiguïtés en revendiquant le corps comme objet d’investissements ou encore support de réalisations tant individuelles que collectives. Jean Baudrillard dans La société de consommation, (1970) traite d’ailleurs de cet impératif de jouissance où l’acteur va s’affirmer par sa réalité corporelle. Il montre en quoi l’ensemble de ces visées peuvent être rapprochées d’une certaine vision narcissique et égocentrée du corps. De fait, ces recherches d’un corps parfait, jeune, en bonne santé participent, certes différemment, de cette dynamique d’exclusion et de sélection à laquelle nous nous sommes préalablement référés. Gilles Lipovetsky, dans la continuité de cette interrogation, questionne avec L’ère du vide (1989), cette idée de «libération du corps» s’inscrivant dans le prolongement des travaux de Marcuse. Il note à quel point l’impératif de normalisation transparaît au travers des modèles de beauté, de jeunesse, de santé se dissimulant derrière une quête affirmée d’un soi différent et individualisé. Éliane Perrin s’est quant à elle intéressée à l’engouement dont font l’objet ces nouvelles pratiques telles que le cri primal, la gestalt-thérapie, l’expression corporelle... Dans Cultes du corps, enquête sur les nouvelles pratiques corporelles (1984), elle note que ces méthodes proposent bien une vision dualiste du corps où celui-ci n’apparaît plus que comme le médium par lequel il serait possible au sujet d’intervenir sur son esprit. Par cette redomestiquation de son corps, comme d’un objet ou d’un animal familier, il s’agit de l’écouter afin de parfaire à sa propre vie en anticipant les déséquilibres qu’il pourrait entraîner.

Dans ce prolongement, alors que l’enchantement des années cinquante et soixante semble rompu et que le yoga parait pour ainsi dire avoir disparu, il revient sur le devant de la scène. À la recherche d’une philosophie indienne succède une approche beaucoup plus mystique, existentielle mais aussi ésotérique qui se réalise dans l’affluence d’associations de tous types, de toutes formes et de toutes origines où se profile une imagerie indienne mêlée le plus souvent d’autres approches modernes très occidentalisées. Partant de cette demande de nombreux stages fleurissent, où chacun peut imaginer son propre parcours entre Yi-king, Zen, Yoga, Tarots, Taï shi shuan, astrologie, numérologie..., ou encore la profusion de textes, traductions, écrits traitant de techniques indiennes diverses là aussi tout autant spirituelles que mystiques, voire occultes. C’est sans doute l’époque actuelle qui confère une fonction, donc un sens nouveau, à l’ensemble de ces pratiques et explique l’engouement massif dont elles Font l’objet. Face à une Église qui paraît s’enfermer dans ses dogmes et une science dont la perpétuelle remise en question marque une certaine fragilité et offre une vision de l’homme peu accessible, nombre d’individus se tournent de nouveau, mais sans doute autrement, vers les sagesses orientales et vers le yoga en particulier, pénétrant alors un peu plus dans ce que Françoise Champion nomme la «Nébuleuse Mystique-Ésotérique» (1993 : p. 89) ou encore Danièle Hervieu-Léger, les «N. M. R» ou «Nouveaux Mouvements Religieux» (ibid. : p. 50). Cette alternative est encore rattachée à la quête d’un exotisme mystérieux par la découverte et l’utilisation de techniques étranges, étrangeté qui en garantirait presque l’efficace. Elle permettrait de donner à l’individu qui y recourt une assurance de certitude face à une modernité qui l’a amené à se découvrir, selon Georges Balandier, «‘en partie dépaysé dans un monde dont l’ordre, l’unité et le sens lui paraissent obscurcis...’ ‘»’ et où ‘«’ ‘... en présence d’une réalité fluctuante et fragmentée, [ il ] s’interroge sur sa propre identité, sa propre réalité’.» (1988 : p. 172). Confronté aux progrès techniques qui multiplient les temporalités tout en réduisant les distances, une tradition indienne telle que le yoga semblerait donc pouvoir offrir une réponse immédiate et pratique. Devenant alors le facteur d’un apaisement contrecarrant dans une certaine mesure le brouillage de ce que d’aucuns considèrent comme étant les conséquences d’une incertitude présente, elle permettrait au sujet de continuer à vivre, de s’affirmer et d’exister dans une modernité polymorphe et mouvante. Pour autant, quelles sont les modalités concrètes de cette réinscription de pratiques traditionnelles dans le contexte de notre modernité ? Comment se perpétue tout en se renouvelant ce lien à une Inde distante et toujours symbole d’altérité ? Selon quelles logiques se déploie le système symbolique et pratique de ces religiosités diffuses et incertaines ? Peut-on même, épistémologiquement, parler de religieux, de religion ou encore de religiosité ? Comment appréhender anthropologiquement des notions récurrentes telles que celle d’énergie et qui semblent faire sens dans l’affirmation et la revendication de cette continuité entre tradition et modernité ? De même, quelles conséquences produisent-elles sur la manière de signifier et d’investir une corporéité tiraillée entre le désir impérieux de mieux-être et le souci mécaniste d’instrumentalisation ? L’examen et la mise en perspective des associations de yoga que nous avons étudiées, de par leurs ressemblances mais aussi leurs dissemblances, peuvent nous aider sinon à répondre du moins à éclairer certaines conséquences de ce questionnement.

Notes
30.

Il est à noter que l’Inde eut une grande influence sur les travaux de Jung, dans sa propre démarche critique envers l’Occident. Ainsi, comme l’a indiqué S. Kakar, psychanalyste indien, ’Cette attirance pour l’Inde était partiellement liée à la querelle qui l’opposait à Freud. Pour Jung, le yoga confirmait ses propres vues selon lesquelles l’inconscient ne se limite pas à la libido. L’Inde était donc son alliée dans ses efforts pour empêcher la psychologie occidentale de devenir l’otage des théories sexuelles de Freud. Bien que le yoga eût joué un rôle dans la stimulation de sa conscience et peut-être contribué à quelques-unes de ses intuitions, ce fut avant tout un domaine qu’il annexa pour en tirer des parallèles qui confirmaient ses propres théories.’ (1997 : p. 33). Il ajoute plus loin que ’Jung admirait l’Inde, mais cette admiration allait à un Indien vu comme un ’noble sauvage’ civilisé, possesseur de certains domaines vitaux de sensibilité auxquels l’Occidental, tout nostalgique qu’il pût être, n’avait plus d’accès direct. En plusieurs lieux de ses écrits et de sa correspondance, Jung caractérise l’Indien (désignant l’hindou) comme un être doux, passif et féminin, alors que l’Européen est dur, actif et masculin. Il oppose l’Indien intuitif et introverti à l’Occidental scientifique et extraverti. L’Indien vit dans un monde hors du temps, sans se préoccuper de réalité ni d’histoire, exactement au pôle inverse de celui de l’Européen.’ (Ibid. : pp.33-34). Par conséquent, ’Vue par Jung, l’Inde devint l’opposé psychique de l’Europe, l’inconscient de l’Occident, et l’Indien une caricature de tout ce que l’Européen n’était pas, chérie et même admirée, certes, mais une caricature tout de même. C’était un miroir noir dans lequel l’homme européen captait de lui-même un reflet bien sombre, mais un miroir seulement, un objet à utiliser, pas un sujet de plein droit.’ (Ibid. : p. 34). Dans ce mouvement d’appropriation d’un continent autre aux fins de nourrir ses propres préoccupations, il note que ’De même que Freud et Jung s’étaient appropriés l’Inde dans leur propre intérêt, les intellectuels indiens récupérèrent Jung aux fins de leur entreprise de préservation d’une identité culturelle indienne.’(Ibid. : p.34)

31.

Ce psychanalyste autrichien a souvent été revendiqué comme référent dans les mouvements contestataires des années soixante et soixante-dix et cela au nom de sa radicale critique de la société capitaliste, de la morale conjugale et de la famille, responsables selon lui de la misère sexuelle, de l’injustice ainsi que de l’autoritarisme.

32.

Dans le célèbre ouvrage Le neuromancien de William Gibson, le héros ne voit dans son corps, pourtant bardé d’implants et de puces électroniques divers, que de la ’viande’ voué à terme à s’avarier. De façon plus récente, Andreas Eschbach, dans Des milliards de tapis de cheveux, reprend le thème du corps biomécanoïde. Témoin la description de cet empereur déchu, condamné pour l’éternité à contempler la déchéance de son royaume : ’Ainsi est-il assis, immobile malgré lui. S’il se tient immobile, c’est qu’on lui a jadis sectionné tous les muscles et tous les tendons, et irrémédiablement brûlé toutes les fibres nerveuses. Son crâne est soutenu par des agrafes d’acier à peine visibles, solidement fixées au dossier du trône. À hauteur de l’os occipital, elles pénètrent sous la peau de la tête ; elles sont vissées à l’os temporal et percent jusque sous l’os de la pommette où elles maintiennent le crâne en position verticale. D’autres agrafes soutiennent sa mâchoire qui, sinon, s’affaisserait mollement. Derrière le trône se trouve une énorme machine qui, depuis des millénaires, travaille en silence et l’oblige à rester en vie. Des tuyaux gros comme le bras relient la machine au dos du souverain, à travers le dossier du trône, mais restent invisibles pour tout observateur qui entrerait dans la salle. Ils forcent la cage thoracique à continuer de respirer, le coeur à continuer de battre, et ils alimentent le cerveau et les autres organes en substances nutritives et en oxygène.’ (1995 : pp. 238-239).