2. 1 Vidyâ, Mahat, Nâyîkâ : la lignée de Shiva

Les écrits édités par l’organisation Shiva sont légions... Ses deux dernières générations de gurus, Mahat et Nâyîkâ, ont ainsi rédigé une pléthore d’ouvrages qui tous répondent au même but : offrir un guide spirituel à leurs élèves, leurs «seekers» [ chercheurs ] ou leurs «devotees» [ dévots ] comme ils les nomment parfois. Guides de méditations, recueils de pensées, de réflexions, répertoires de conseils, de préceptes et de savoirs ésotériques... mais aussi comptes-rendus des expériences de leurs gurus lors de leur rite initiatique... Bref, une multitude de récits que chaque élève se doit de lire afin de retrouver dans la parole autorisée de ceux qui l’ont précédé les clefs lui permettant de décrypter l’étrangeté de sa propre expérience.

Si l’on se penche sur l’une des biographies de Mahat, le guru précédant l’actuel, nous pouvons mieux saisir la manière dont s’organise la nébuleuse lignée dont se revendique l’association Shiva. Mahat est né en 1908 et mort en Inde en 1982. Il a lui-même été initié par Vidyâ, personnage emblématique du groupe, qui tout autant que Mahat et Nâyîkâ, est présenté comme l’un des piliers fondateurs de la tradition telle qu’elle se conçoit aujourd’hui. Ainsi, une élève que nous avions rencontrée, nous avait un jour transmis des photos qui représentaient chacune les trois générations de guru : Vidyâ, l’ancien, assis en lotus, les jambes croisées, les mains posées sur les cuisses, torse nu, le crâne rasé, la tête un peu penchée, cerclée d’une auréole et d’une sorte d’aura blanche qui trouble le fond d’or sur lequel il se dessine comme en lévitation ; Mahat dont le visage seul apparaît, sur un fond noir indéterminé, un sari safran, un collier courant à la naissance du cou, une barbe légèrement grisonnante, un point rouge marqué entre des yeux noisettes, surlignés de khôl, un regard d’une grande intensité, un sourire presque esquissé, traduisant moins un amusement qu’une sorte d’attitude de bienveillance sereine quant à celui qui a pris la photo ou quant à celui qui la regardera ; et enfin, Nâyîkâ, la seule femme, un peu plus d’une trentaine d’année, vêtue d’une tunique et coiffée d’un chapeau rouge, se détachant sur un fond empli de ce qui ressemble à des végétaux - la photo a sûrement été prise dans un jardin -, comme Mahat, le point rouge sur le front, des yeux marrons marqués au khôl, un nez droit, un sourire qui dévoile la blancheur de ses dents et trace une fossette sur sa joue droite... Vydiâ, Mahat, Nâyîkâ... la trilogie de ceux que l’on retient comme les seuls et uniques détenteurs et représentants de la pratique telle qu’elle se définit à présent : le passé immémorial de Vydiâ, le legs encore vivace de Mahat, le «père», et la présence de Nâyîkâ, détentrice actuelle de l’autorité spirituelle.

Vydiâ parlait peu et écrivait rarement. Si bien qu’aucune trace de sa pensée n’est aujourd’hui accessible pour le commun des pratiquants. Seul Mahat, lui-même élève de Vydiâ, au travers de ses propres écrits, a tenté d’ébaucher un portrait de celui qu’il nomme un «saint», qu’il compare à une «rivière» au courant extraordinaire : ‘«’ ‘Les saints sont tels des rivières - ce sont leur influence, l’effet extraordinaire de leur grâce qui ont réellement de l’importance »’ a-t-il écrit un jour [ «‘As with rivers, so with saints - it is their influence, the extraordinary effect of their grace that really matters’ » ]. On ne sait pas quand est né Vydiâ, seule la date de sa mort est une certitude : 1961. Comme se plaît à le dire Mahat, nul ne savait où il était né, où il avait grandi, ni où il avait effectué son apprentissage. Il est apparu dans le sud du Karnataka, a vécu de longs moments dans une grotte, dans un état de profonde méditation. Mahat écrit : «‘Ce lieu était reconnu comme son ’ ‘tapobhûmi’ ‘, ou le lieu d’une pratique spirituelle, et c’est pour cette raison qu’il a été par la suite nommé ’ ‘Guruvan’ ‘, ce qui signifie la forêt du ’ ‘Guru’ ‘. On a considéré cet endroit comme un endroit où l’on pouvait atteindre des ’ ‘siddhis’ ‘, en l’occurrence obtenir des pouvoirs psychiques. [...]. Bien qu’il n’y ait pas de point d’eau alentour, mon ’ ‘Guru’ ‘ a créé une source qui coulait de la grotte, et qui coule aujourd’hui encore. Cette source sainte est appelée ’ ‘Papnashini Ganga’ ‘, ce qui veut dire que si l’on en boit ou si l’on se baigne dedans, toutes nos impuretés seront de fait évacuées’.» [ « ‘The place is knowm as his ’ ‘tapobhûmi’ ‘, or site of spiritual practice, and that is why it was named ’ ‘Guruvan’ ‘, which means the ’ ‘Guru’s’ ‘ forest. It is regarded as a place where ’ ‘siddhis’ ‘, or psychic powers, can be attained. [...]. Since there was no water supply nearby, my ’ ‘Guru’ ‘ created a stream within the cave, and it has been flowing ever since. This holy stream is called ’ ‘Papnashini Ganga’ ‘, and the name suggests that drinking from the stream, or bathing in it, will wash away impurities.’ ‘»’ ].

Entre ces instants de recueillement et d’exercices surnaturels, Vidyâ poursuit à pieds son périple à travers le sud de l’Inde, semant derrière lui miracles et prodiges. Il guérit des gens de leurs maladies, les sauve de leurs souffrances ou de leur pauvreté. Par le simple exercice de sa pensée, on peut le voir parcourir des distances impossibles. Mahat rapporte ainsi une foule d’anecdotes soulignant cet aspect étrange et magique de celui qui deviendra son guru : emprisonné, on le voit cependant se promener dans les rues au même instant, le gardien persuadé d’être en présence d’un «grand Être» le libère aussitôt ; prenant le train sans titre de transport, il tire à grande poignée de son pagne, au moment de son contrôle, des centaines de billets. Il est jeté hors du train, mais celui-ci refuse de redémarrer ; pris un jour à parti par un Malabar du sud de l’Inde, il manque d’être brûlé vif, mais comme protégé, «untouched» écrit Mahat, c’est son agresseur qui prend feu devant ses yeux sans qu’il n’ait à lever la main sur lui... Vidyâ est ainsi doué de tous les pouvoirs : il se dédouble, marche sur l’eau, soigne, il matérialise et dématérialise des objets..., sa sagesse devenant par là connaissance, donc action totale et pleine sur le monde phénoménal. Après le sud de l’Inde, c’est le territoire entier qui devient pendant les années 30 objet de pèlerinage. Il s’arrête une première fois dans l’ouest à Maharashtra où il construit un restaurant, une clinique, une maternité, un lieu d’accueil pour touristes... Il repart ensuite pour Ganeshpuri, où sera édifié l’ashram que Mahat dirigera par la suite.

C’est très jeune, à l’âge de 16 ans, que Mahat rencontre Vidyâ. Issu de la caste des brahmanes, il s’ennuie cependant à l’école et la quitte assez vite. Il part alors à Karnataka, y étudie les écritures sacrées, y rencontre un premier sage, Siddhardha Swami. Mais il repart, rencontre d’autres sages, dont un qui reste assis des heures entières sur une plage «à répéter les mêmes mots». Ce n’est que lors de sa visite à Ganeshpuri que son chemin va croiser celui de Vidyâ. Mais la rencontre échoue... Il ne le reconnaît pas comme guru, comme son guru... Dépité, il décide alors de se remettre en route, erre et rencontre de nouveau de nombreux sages. Mais, un jour, l’un deux suscite une révélation chez Mahat : «‘Tu n’as rien à faire ici, ’ ‘ton guru t’attend à Ganeshpuri...’». La boucle est désormais bouclée, la destinée, sa destinée, au travers des mots de cette phrase, s’accomplit : il doit retourner sur ses pas et retrouver celui qu’il n’avait pas vu, qu’il avait, conformément aux rumeurs peut-être implicitement confondu avec un fou ou un possédé... Retrouver Vidyâ à Ganeshpuri... Vidyâ qui l’attend et l’accueille avec l’une des rares paroles qu’il va lui dire tout au long de sa longue initiation : «Finalement, tu es venu...».

Car le mutisme semble bien, selon Mahat, être le trait de caractère fondamental de l’énigmatique être qui désormais lui tient lieu de guru. Vidyâ économise ses mots et lorsque qu’il s’exprime, ce sont des paroles incompréhensibles qu’il murmure de façon presque inaudible. Mais pour son disciple, ce silence ne fait que conforter un pressentiment grandissant : Vidyâ maîtrise le savoir dans sa totalité. Omniscient, il sait. Plus rien ne peut désormais se dire, puisque tout se condense dans l’expérience pure et essentielle de cette connaissance que la moindre parole trahirait, diluerait dans l’opacité de la maya, le monde de l’illusion. Une omniscience qui le conduit à défier les lois même du temps, car dans cette infinie connaissance, passé, présent et avenir se résorbent en un tout indiscerné, en une unique et continue intelligence de l’instant. Pas de véritable initiation secrète, peu de rites, de cérémonies, un simple regard, un contact, un apposement des mains suffisent à faire passer l’élève du statut d’apprenti à celui de «devotee». Et cette particularité de la transmission du yoga de Shiva, initiée par Vidyâ, est aujourd’hui encore la démarche que l’actuelle guru, Nâyîkâ, défend. Une initiation qui, nous le verrons, peut surgir à tout instant : après la lecture d’un livre, lors d’un rêve, à l’écoute d’une parole, d’une musique, face à la photo de l’un des gurus... Et quel que soit le médium utilisé, la conviction de l’initié reste la même, à savoir la certitude pleine et entière d’être désormais autre, d’avoir franchi la limite de l’inconnu. Impossible de douter de cette vision qui s’est imposée à lui ou du sentiment qui l’a soudainement envahi, ils sont et ne peuvent être que la preuve tangible de l’action de grâce du guru. Pour Mahat, cette particularité de l’enseignement de Vidyâ en fait un être radicalement à part, même dans cette famille restreinte des grands sages Indiens. Comme il l’indique, tous les pères, les babas comme ils sont nommés par leurs disciples, les Giri Baba, les Sai Baba, évoluent certes dans des «états différents», mais Vidyâ était, lui et lui seul, plongé dans un «état unique» [ «[his] state was something unique» ], ce qui lui conférait, même si Mahat ne le soutient pas de façon explicite, une place incomparable dans les diverses traditions yogiques indiennes, faisant de lui un guru résolument singulier.

Et c’est en 1947, très précisément le 15 Août, que Mahat, à son tour, se fait initier par Vidyâ, marquant ainsi ses premiers pas dans le cercle restreint des «grands Êtres». La date n’est pas fruit du hasard, c’est le jour précis de la déclaration d’indépendance de l’Inde. Or, Mahat n’a jamais caché dans ses écrits son soutien sans faille pour la cause indépendantiste et nationaliste, ce qui lui valut parfois quelques remarques de la part de son guru qui lui reprochait un certain éparpillement. Mais ce n’est qu’à la mort de ce dernier, qu’officiellement, il devient le nouveau tenant de l’enseignement Shiva. Cependant, bien avant sa disparition, Vidyâ l’avait déjà chargé de quitter son continent, de partir pour «l’ouest», vers l’Europe et les États-Unis afin de transmettre ailleurs leur savoir, comme si à l’indépendance d’une terre devait répondre désormais sa diffusion et sa connaissance. Et c’est à cette tâche que s’est ensuite livré tout au long de son existence Mahat : faire que l’ashram de Ganeshpuri soit de plus en plus visité par les occidentaux, mais aussi encourager les développements de centres dans le monde entier. Il multiplie ainsi les voyages à l’étranger et voit plutôt d’un oeil bienveillant la création d’ashrams hors de l’Inde.

Malgré ou peut-être à cause de cette exponentialité à travers la planète entière de l’enseignement Shiva, sa succession n’a pourtant pas été chose aisée... et nous abordons là une partie de l’histoire la plus contestée par les partisans et détracteurs de ce groupe. Peu de temps avant sa mort, au début des années 80, Mahat avait pressenti comme successeurs deux enfants d’une famille indienne totalement dévouée à la cause de Shiva, en l’occurrence : Saksin et Nâyîkâ. À sa mort, c’est tout d’abord Saksin qui prend la tête du groupe, car Mahat ne sût qui choisir définitivement entre le frère et la soeur. Saksin devint l’autorité spirituelle de Shiva dès 1982... pour abandonner sa place, au profit de sa soeur, quelques années plus tard, en 1985 précisément. Les conditions de ce départ sont assez flous et ont suscité des dissensions assez vives au sein du groupe. Selon certains avis, c’est Mahat lui-même qui a stipulé que Saksin ne devait conserver ce statut que pour un temps donné et relativement court, car Nâyîkâ seule, mais peut-être à ce moment-là encore trop jeune, était perçue par le guru comme future et unique représentante de la lignée. On peut se demander aussi si ce choix momentané de Saksin ne visait pas à préparer les adeptes Indiens à accepter une femme comme guru, ce qui traditionnellement est proscrit, les hommes ayant en effet accès majoritairement à la caste des brahmanes. D’autres, et ce sont les arguments que défend le groupe actuellement, ont insisté sur l’incompétence du frère de Nâyîkâ. On lui reproche son manque d’observance des lois du Dharma (de la droiture), inhérentes à toutes pratiques spirituelles, d’avoir ‘«’ ‘détruit le don que [Mahat] lui avait légué’», d’avoir abusé du «‘pouvoir de la lignée’». On lui objecte ainsi une vie privée trop dissolue : enfant, il ne s’amusait qu’avec des jouets trop chers, jusque tard dans la nuit ; adolescent, il sortait en discothèque et dans les casinos... On lui reproche aussi sa désobéissance aux préceptes des gurus : malgré les interdictions répétées de Mahat, il jouait des percussions, conduisait et accidentait des voitures, brisait régulièrement son voeu de célibat... Enfin, on insiste sur son incapacité déclarée d’accepter son statut de guru, son manque de respect des fidèles et surtout le fait qu’il ait repris le nom de Vidyâ tout en se présentant comme la réincarnation du guru fondateur, et cela dans le but unique d’‘«’ ‘accroître son prestige’». Pour les tenants de ces accusations, la désignation de Saksin par Mahat et l’échec qui en résulte restent un mystère. Ils sont interprétés soit comme un don que Saksin n’aurait su ni accueillir, ni faire fructifier, soit comme une démarche délibérée du guru défunt, qui aurait par là tenté de mettre à l’épreuve, post mortem, le «‘discernement’» de ses élèves. Dans tous les cas, Saksin, qui pour certains ne serait qu’un «‘Judas qui aurait trahi le Christ’», n’apparaît plus dans les biographies officielles, n’est plus cité par sa soeur ou les représentants influents du groupe et semble purement et simplement rayé de la généalogie de la lignée. Ce n’est que sur l’Internet que nous avons pu retrouver sa trace. Il vit en Inde et a fondé sa propre tradition d’enseignement. Il se réclame lui aussi de l’héritage de Mahat, a repris le nom de Vidyâ. Tout comme sa soeur, qu’il présente comme sa «co-successeur», avec qui il a géré, peu de temps avant de «se séparer», l’organisation, il insiste sur ses voyages à travers l’Inde, mais aussi l’Australie, les États-Unis, l’Allemagne, l’Espagne et le Mexique. Il revendique la sagesse de Shiva par la transmission de trois préceptes établis par Mahat : «‘Méditer sur son Soi, Dieu réside en vous, voir Dieu en chacun’ ‘»’ ‘.’ Il se présente comme un Swami «‘né au coeur d’une famille Indienne’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘très proche’» du guru, qui dès son plus jeune âge aurait été emmené par sa mère «‘chaque week-end’» à l’ashram de Ganeshpuri. Les modalités de transmission de sa pratique sont assez similaires de celles qu’applique Nâyîkâ : des chants collectifs, des méditations nommées de la même manière «Intensives» visant à «consolider le voyage intérieur» de l’élève, des retraites, des visites de lieux sacrés (les yatras) ainsi que des cérémonies de chants sacrés (les yagnas)...

Mais avant de poursuivre notre propos et de nous intéresser au groupe Ganesh, nous pouvons résumer par ce schéma la complexe histoire de la lignée Shiva :

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