2. 2 Abhijna, le professeur de Ganesh

En comparaison, le cheminement des représentants de l’enseignement Ganesh apparaît, dans une certaine mesure, beaucoup plus apaisé. Peu de choses sont dites par les écrits du groupe ou par les propos des élèves sur l’histoire de leurs enseignants... Ici, pas de miracles, de débordements magiques, d’événements surnaturels ou de déchirements entre lignées... Le terme même de guru n’est pas couramment usité par Abhijna ainsi que par son propre maître, Swami Samarasa, qui lui préfèrent celui de professeur. Certes, ce refus traduit-il peut-être la crainte d’une réaction occidentale face à un terme plutôt négativement connoté car aussitôt accolé à ceux de secte ou d’endoctrinement... Ainsi, professeur renverrait à un espace sémantique plus consensuel, moins sulfureux, moins effrayant pour tous ceux qui verraient dans le yoga, le surgissement d’une Inde étrange et menaçante où le guru n’est pas seulement l’incarnation d’une lignée mais aussi cet être inquiétant qui à tout moment peut s’immiscer dans la pensée d’autrui afin de la faire sienne, et par là, d’en abuser à loisir. Refuser le terme de guru, c’est alors non seulement se distancier, à l’inverse de l’association Shiva, de ce qu’il peut éveiller comme imaginaire emprunt de magie, d’étrangeté mais c’est aussi se démarquer de la vision d’une Inde trop envahissante, à laquelle serait ramenée, ostensiblement et invariablement, la lignée dans sa totalité. Il semble que, dès sa constitution, le groupe Ganesh a, de fait, cherché à se démarquer de cet arrière-fond magico-religieux qui peut sembler inhérent à son contexte d’éclosion, en l’occurrence identique à celui de Shiva et de ses gurus, Mahat et Vidyâ, à savoir l’Inde du début du siècle.

C’est en effet en 1924 qu’a été créé, en Inde, dans la région de Bombay, le centre dans lequel aujourd’hui Abhijna enseigne et au sein duquel certains élèves de l’association Ganesh, dont Philippe que nous avons rencontré, peuvent effectuer stages et formations. Swami Samarasa est à l’origine de cette création et apparaît ainsi comme l’autorité fondatrice de l’enseignement Ganesh. Il est né en 1883 et dès son plus jeune âge a été suivi et formé par le grand Sage Indien Sri Aurobindo. En parallèle à ses études universitaires à Bombay, Samarasa embrasse, tout comme Mahat, la cause nationaliste et indépendantiste. Et c’est vers 1916 qu’il rencontre un maître de yoga qui va le conduire à se pencher sur cette pratique. En 1920, il est intégré à l’hôpital de Baroda, dans le Nord-ouest de l’Inde, où il décide d’étudier de façon «scientifique» - le mot revient souvent dans les écrits de l’enseignement Ganesh - les effets physiologiques de la pratique yoguique. Quatre ans plus tard, il revient à Bombay créer ce centre qu’il dirigera jusqu’en 1966. Depuis, deux maîtres se sont succédé à la tête de l’équipe d’enseignants dont fait aujourd’hui partie Abhijna. Dès lors, une deuxième interprétation peut être avancée quant à son refus du terme guru. Dans la pensée indienne, toute existence humaine entre dans une relation d’interdépendance, s’inscrit dans ce que Louis Dumont qualifie de «totalité» à savoir «‘une multiplicité ordonnée par ses oppositions internes, le plus souvent hiérarchiques.’ ‘»’ (1975 : p. 31). Et le religieux, en tant que fondement de l’ordre social, tout comme la détermination de la place de chacun au sein des lignées d’enseignement, n’échappe pas à cette règle. Ainsi, du fait de la loi karmique dont nous avons parlé dans notre introduction, un professeur ne possède pas le même degré d’accomplissement qu’un guru, qui, lui, au regard du cycle de ses existences terrestres, est considéré comme achevé. Il devient par là l’être parfait, prêt à rompre définitivement son cycle de réincarnations afin de rejoindre l’absolu indéfini dont chaque homme est issu. Or, un professeur, s’il est reconnu pour son savoir et son aptitude à le transmettre, occupe une place subordonnée à celle du guru. Il est le dépositaire d’un savoir, mais il n’en est absolument pas l’incarnation, le détenteur direct, son statut ne prenant sens que dans la relation d’interdépendance qui le lie au guru, guru qui seul, rappelons-le, sait et connaît.

Comme nous l’avons précisé, le terme de guru apparaît peu dans les écrits que nous avons pu lire de Swami Samarasa et d’Abhijna. À l’inverse des textes que propose l’association Shiva à ses élèves, ces écrits ne puisent que très peu dans le symbolisme et l’imagerie hindouistes. Il semble que cette constatation va dans le sens de ce qui a motivé Samarasa dans la création du centre de Bombay, en l’occurrence une approche qu’il qualifie lui-même de «scientifique» du yoga. Ainsi, le yoga est présenté comme une «véritable science de vie éprouvée depuis des millénaires», science cherchant à «garder sain et fort» un «corps physique» devenant par là une «forteresse» face «aux repères du passé qui s’écroulent». Dès lors, il s’agit de développer la «santé» de chacun en créant un «fonctionnement physiologique harmonieux». Comme le précise un texte de Samarasa, cette science du yoga se doit de veiller sur un corps conçu comme une «république de cellules» [«This science looks upon body as a republic of cells»], où chacune d’elle se veut l’exacte réplique du tout : «Ainsi dans le corps humain chaque cellule, tout en participant à la vie du corps entier, possède de la même manière son existence propre» [«So in the human body every cell while partaking of the life of the whole body, has also its own individual life»]. Par conséquent, la pratique effective du yoga - Swami Samarasa parle d’ «aspect physique» de la pratique [«its physical side»] - se résume à cet unique objectif : «contrer la maladie» et «assurer la santé» du yogi : «The aim of yoga on its physical side, is to avoid disease and ensure health by establishing and maintaining physiological harmony in the human body». Lorsqu’une notion propre à la symbolique hindouiste est abordée, elle le sera de façon elliptique, non-frontale, dans un souci constant de référence à une terminologie biologique et médicale. Ainsi, les notions issues des textes yogiques traditionnels sont toutes traduites dans les termes d’un discours physiologique. Et lorsque certains concepts ne sont pas expliqués, c’est qu’ils n’ont pas, selon Samarasa, d’«équivalent» dans notre discours moderne et occidental, rendant par là difficile la démarche de traduction. Le terme de kundalini, par exemple, que l’on retrouve de façon récurrente dans presque toutes les pratiques yogiques et qui attribue à l’intérieur de la moelle épinière l’existence d’un serpent censé se lover au creux des reins du méditant, est certes définie comme une «force spirituelle» mais qui en outre serait le produit d’une «accélération de la circulation sanguine» contribuant à la «tonification des nerfs». De la même manière, chaque posture de yoga décrite est présentée non seulement selon ses avantages «physiques», en fonction des muscles qu’elle permet d’assouplir ou de la fonction physiologique sur laquelle elle est censée agir : système nerveux, circulation sanguine..., mais aussi selon ses avantages «thérapeutiques», donc les organes et les pathologies (problèmes digestifs, sexuels, de constipation, de dysepsie, de neurasthénie...) sur lesquels elle aurait une action plus ou moins directe. Nous sommes ici assez éloignés de la tonalité nettement plus mystique et ésotérique des écrits de l’association Shiva, qui, et nous y reviendrons, n’ont de cesse de donner à leurs élèves les clés d’une imagerie à tout moment mobilisable et réappropriable. Ici, le corps, sa santé ainsi que le travail postural apparaissent comme les bases de la pratique et si une dimension plus proprement spirituelle transparaît, c’est toujours de façon prudente et circonspecte... Ainsi, lorsque le centre - ou l’institut mais en aucun cas, l’ashram - de Bombay est présenté, ce sont avant tout ses velléités de recherches interdisciplinaires et transcontinentales qui sont mises en avant, dans sa tentative de faire coïncider des «approches différentes» à savoir «médicales», «éducatives», «psychologiques», ou «philosophiques» - et non pas «spirituelles» ou «religieuses» - , ou encore dans son souci de développer son enseignement à l’étranger par le truchement d’un centre de formation spécifique en yoga.