2. 3 Tradition et transmission

Cependant, et quelle que soit la manière dont on le nomme, lorsque le guru ou plus généralement le détenteur du savoir se met en route afin de découvrir cet enseignement conditionnant la marche de son propre devenir, c’est inévitablement dans les traces d’un cheminement ontologique qu’il s’engage. Et les élèves que nous avons rencontrés, quelles que soient les associations, les enseignements auxquels ils se réfèrent et quelle que soit la manière dont ils les définissent, insistent tous sur cet aspect essentiel, absolu de leur pratique ainsi que de celui - guru, maître, professeur...- qui en détient la connaissance. Aucun enseignement n’est perçu, comme il nous l’a été dit, comme une «création » mais bien comme ce savoir «appris à travers les gurus ». Dès lors, il s’agirait de le transmettre dans son «intégrité» et «pas n’importe comment », ou encore de se référer à sa «pureté», ou à la «conservation» de son aspect «sacré»... Les élèves parlent alors d’un yoga qui a su « synthétiser» des pratiques diverses devenant par là une pratique «complète » , donc une connaissance totale et finie du monde. Le guru, si nous nous en tenons à son exemple, et la voie qu’il trace deviennent, en se confondant, la «fondation» de l’existence de ceux qui les suivent leur garantissant la «certitude» de leur démarche. Suivre le pas du guru, c’est ainsi redessiner la trame de la lignée et se mettre en quête d’un retour ultime vers l’origine et la vérité, c’est poursuivre cette Odyssée dont parlent Catherine Malabou et Jacques Derrida (1999). Dans cette perspective, le guru et ce qu’il transmet, mais ceci est valable pour tous ceux qui ont la charge de diffuser le savoir, fusionnent dans un même concept englobant - la tradition -, concept leur apportant tous les gages de leur légitimité. On se retrouve en présence de cette disposition psychologique que Pascal Boyer (in L’Homme , 1986), à la suite d’Éric Weil, a bien tenté de définir par cette notion de traditionalisme postulant une attitude de conservation systématique envers ce que le groupe et plus particulièrement les élèves jugent «ancien». Par cette posture, comme l’indique Gérard Lenclud citant Pascal Boyer, on peut alors «‘former une certaine représentation des éléments culturels, à juger que certains d’entre eux sont un héritage du passé et à les préférer pour cette raison’» (in Terrain, 1987 : p. 120). Ainsi, une distinction qualitative est opérée par le traditionalisme qui, selon Boyer, «‘préfère ce qu’il juge ancien’» au détriment de ce qui ‘«’ ‘pourrait le remplacer’»(in L’homme, 1986 ). La tradition, comprise dans ces termes, se fait réitération d’une vérité jouée d’avance. Elle ne fait que dire, ou plutôt re-dire à l’exacte, l’idiome secret de ce qui la traverse et la fait exister. De fait, «‘l’événement n’est plus conçu comme unique et inédit mais comme identique à son original’» (Gérard Lenclud, ibid. : p. 111). Le passé, en s’inscrivant dans le présent, ne fait que reprendre les conditions de sa propre vérité intrinsèque, il actualise les conditions tangibles de sa mêmeté. Il reste inchangé, son événementialité ne se traduisant que par une absence justement de toute traduction, puisque son actualisation ne se fait que dans la révélation de l’identique, par un passage d’un code défini à un autre. De fait, la tradition ne serait plus que «‘de l’ancien persistant dans du nouveau’»(ibid. : p. 111), traversée par «‘une prédisposition à la reproduction’» (ibid. : p. 112). Et le guru, pour les élèves, apparaît alors comme ce produit d’une friction entre deux temporalités, le passé et le présent, qui, finalement, par leur absorption mutuelle, finissent par s’annuler l’une et l’autre. Le guru, en tant que vivante incarnation de ce qu’il transmet, voit alors paradoxalement sa propre présence se dissoudre dans l’essence de ce qui l’a précédé qu’il se doit pourtant de porter, afin que la perpétuation se poursuive.

Aussi, si le guru se montre comme celui par qui l’identité du passé peut se conjuguer au présent, il n’en demeure pas moins que cet acte, qui toutefois se voudrait un acte de réitération, reste justement un événement de transmission, un événement pondéré et singulier qui prend sens aujourd’hui, hic et nunc, dans un temps et un contexte donnés. Cependant, cet événement ne peut pas prendre sens isolément. Comme l’a montré John Dewey, s’il est «‘strictement, ce qui sort [...] il ne peut être décrit et narré qu’en fonction d’un commencement qui marque une limite, d’un intervalle et d’un terme’» (1993 : p. 300), il entre ainsi dans une continuité où «‘toutes les propositions temporelles’» deviennent «‘des propositions ’ ‘narratives’ » concernant «‘le ’ ‘cours’ ‘ d’événements séquentiels ’ ‘«’ ‘. Il ne peut plus être ’ ‘«’ ‘un événement isolé en un point absolu du temps’» (ibid. : p. 304). De fait, le passé en se commuant «nécessairement et logiquement» en «passé-du-présent», et le présent en «‘passé-d’un-présent-vivant-futur’» (ibid. : p. 316), la transmission plutôt que réitération se fait tout entière processus de transformation. Comprise dans ces termes, la tradition en tant que justification de ce processus ne peut pas être abordée dans le cadre d’une conception fixiste. Elle est bien plus affaire de variation plutôt que de conservation, une variation infinie suivant les déploiements des gestes et les inflexions de la voix de ceux qui auront pour tâche non pas de la re-dire ou de la re-faire, mais de la parler et de l’agir, à nouveau. Elle se situe à l’interstice, quelque part entre ces catégories que Marshall Sahlins a développées à propos de la notion de culture, culture qui, si nous reprenons ses propos, «‘agit comme une ’ ‘synthèse’ ‘ de la stabilité et du changement, du passé et du présent, de la diachronie et de la synchronie’» (1989 : p. 148). Mais contrairement à la synthèse qui présente justement toutes les caractéristiques de la plénitude d’un système qui a su combiner totalement les éléments qui le constituent, la tradition ne prend vie que dans la friction de ces distinctions, puisque c’est par la confrontation entre stabilité et changement, par le frottement entre passé et présent, par la réinvention permanente de ce qui distingue le mouvement de l’histoire de la permanence de la structure, qu’elle tire la pertinence de ce qu’elle dit du passé, au présent, en se préparant aux conséquences futures de ses actions. Comme l’indique Gérard Lenclud, tout «renvoie» à la tradition, mais celle-ci, pourtant, «n’est» jamais, elle demeure ce «‘noyau dur, immatériel et intangible, autour duquel s’ordonneraient les variations’» (in Terrain, 1987 : p. 115). Autrement dit, elle n’est pas «‘le produit du passé, une oeuvre d’un autre âge que les contemporains recevraient passivement mais, selon les termes de Pouillon, un ’ ‘«’ ‘ point de vue ’ ‘«’ ‘ que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains’» (ibid. : p. 118). De ce fait, le guru en se faisant présence vivante de l’histoire qu’il transmet entre dans ce processus de reconstruction créatrice (la notion est de Jack Goody), où il adopte ce point de vue l’engageant dans cette ré-interprétation, cette traduction de ce qu’il se doit de donner.

Mais cette appréhension de la tradition en tant que réinvention, que l’on distinguerait de la posture traditionaliste où les éléments du passé se veulent être conservés tel qu’ils sont par ceux qui les donnent et ceux qui les reçoivent, entraîne, nous le voyons bien, un inextricable conflit d’interprétation. Irréductible conflit entre celui qui observe et celui qui est sujet de cette observation... Pour les élèves, les enseignants que nous avons rencontrés, pour les écrits des gurus que nous avons lus, le fait de réitération est indubitable, c’est la vérité de ce qui est et de ce qui a toujours été qui est transmis à chaque fois, quels que soient les contextes dans lesquels cette transmission est jouée. Le présent n’est que réceptacle, creuset dans lequel peut se déployer l’absolue et essentielle identité de l’enseignement. Le guru, ou plutôt celui qui transmet en général, n’interprète pas, il dit ; quant aux élève, s’ils peuvent se réapproprier ce qui leur est transmis, ce sera toujours dans le souci d’une recherche permanente d’exactitude et de fidélité quant à la véracité contenue de leur pratique... À l’inverse, pour nous, ethnologues-observants, c’est autre chose qu’un pur recommencement qui se joue, autre chose qu’une redite, reproduction à l’identique de l’originarité d’une chaîne d’événements. C’est, du fait d’une historicité suscitant des situations nouvelles et des contextes inédits, la reformulation de ce quelque chose - la tradition, la lignée, l’enseignement... - laissé en permanence en suspend, dans l’attente d’une parole plus inventive qu’uniquement constituante.