2. 4 Marc de Shakti, le «porteur de vérité» nomade

Pourtant, quelle que soit la manière dont on signifie la tradition, de façon traditionnelle ou traditionaliste, dans les termes d’une réinvention ou d’une conservation, il n’en reste pas moins que la condition par laquelle le processus de transmission reste possible se résume par l’importance de celui par qui - maître, guru, professeur...- peut advenir ce même processus. Aussi, nous allons maintenant nous intéresser au parcours de Marc, maître de l’association Shakti, parcours qui va nous permettre d’apporter un nouvel éclairage sur le statut de ceux qui créent ce lien entre leur enseignement, la tradition et leurs élèves.

En effet, Marc, au regard des échelles karmiques et du degré d’accomplissement qui en découle, n’est ni guru, contrairement à Mahat et Nâyîkâ, ni professeur, comme Abhijna. En l’occurrence, son statut de maître le place dans une situation intermédiaire. Il est, en terme hindouiste, moins accompli que le guru - il possède d’ailleurs ses propres gurus, sur lesquels nous reviendrons - mais détient une connaissance censée être plus aboutie que celle d’un professeur. Et surtout, contrairement à Mahat, Nâyîkâ et Abhijna, il n’est pas... Indien. Dès lors, quel fût le déroulement de ce cheminement qui va le conduire, lui aussi, à suivre les traces de cette recherche qu’il partage avec d’autres mais que ceux-ci ont entamé quelques décennies auparavant et sous d’autres latitudes ? D’une certaine manière, leurs histoires respectives se sont entrelacées, se sont effleurées mais sans jamais véritablement se rencontrer... Car c’est au moment où Mahat commençait à dispenser son enseignement au début des années soixante-dix à des occidentaux devenant pour lui les ultimes moyens de perpétuer sa pratique, que Marc s’est mis en route. Enfant solitaire, un peu perdu dans une région rurale française, qui, comme il nous l’a dit, «ne faisait pas les bals du samedi soir... », un peu à part, il se sentait comme aimanté par l’Inde et l’imagerie orientalisante que proposaient les courants artistiques et musicaux de cette époque. Bien que les cendres du mouvement premier de la contre-culture américaine soient déjà depuis longtemps dispersées, la renaissance hippie prenait cependant toute son ampleur à travers le monde, même si ses principales idoles étaient déjà bien épuisées... Et c’est dans ce contexte d’utopie crépusculaire que Marc, comme d’autres, pris la route... «pour faire le tour du monde » même si ce monde devait dans un premier temps se résumer à une Inde fantasmagorique :

L’Inde, comme Terra extatica, trésors cachés de l’Éden insulaire de Goa, mais aussi, comme nous pouvons le voir dans les propos de Marc, terre promise déjà menacée par la prolifération de ces étrangers insatiables qui par leurs appétits inassouvis allaient corrompre à tout jamais l’époque bénie de l’indistinction, de la quête désintéressée de l’autre... La Turquie, l’Inde, la route, le «truc classique», peu d’argent, partir pour «ça», ou partir pour autre chose, fuir peut-être le sentiment que déjà, quelque chose était en lui, le poussant à accomplir ce qu’il se devait un jour d’accomplir... L’errance, et le sentiment implicite, presque tû, que l’inattendu devait se produire... et ce quelque chose qui devait arriver finit bel et bien par arriver... :

À l’instar de Mahat, qui de nombreuses années auparavant avait dû se confronter au silence de son guru, Marc doit aussi se rendre à la difficile évidence, accepter la preuve presque magique de ce qui conditionne désormais sa destinée : le guru, appelons-le Sahaja, l’attendait et semblait l’attendre depuis toujours en conformité avec ce jeu de patience mutuelle où chacun cherche l’autre, l’un dans l’immobilité du languissement, l’autre dans le mouvement de la quête. Comme nous l’a précisé Marc : «Autant quelqu’un cherche un Guru, autant le Guru attend son disciple » . Cependant, ici, si l’attente était indubitable, le chercheur n’avait pas véritablement éprouvé le sentiment urgent de la recherche... Pourtant, c’est à cette gare-ci que Marc est descendu et pas à une autre, et c’est cet enfant-là qu’il a choisi, sans trop savoir pourquoi, de suivre. Comme si toutes les conditions s’étaient réunies sous ses yeux sans qu’il puisse même les voir, afin que la rencontre puisse avoir lieu ; comme si un ordre secret et mystérieux, car après tout cet enfant inconnu, de ce village inconnu, l’avait appelé, lui, Marc, et pas un autre, était en train de prendre forme à son insu ; comme si une énigmatique et occulte cartographie le conduisait, sans qu’il puisse rien y faire, à cette seule et unique destination... celle du guru et de son silence, Sahaja comme ultime point de convergence de l’Odyssée...

Mais accepter cette quasi-inéluctabilité pour Marc n’a pas été chose aisée : «... je faisais beaucoup de bêtises parce que je ne connais pas le rituel de ces gens là moi, je... euh... je rêvais de... » . Et cette divergence première d’aspiration, de «rêve» ne pouvait conduire qu’à la même conclusion qui, de la même manière, avait conduit Mahat à refuser dans un premier temps celui qui l’avait accueilli :

Cependant, après ce départ assumé, une rencontre impromptue va de nouveau bousculer les certitudes de Marc :

Ainsi, comme pour l’exemple de Mahat, cette rupture première, ce refus du guru et de son enseignement semble sceller de façon définitive le destin de Marc. Il peut certes partir, choisir de fuir provisoirement l’évidence... Pourtant, tôt ou tard, il devra revenir sur ses pas, afin d’entendre enfin ce que ce vieillard a à lui dire... Ici encore, c’est un anonyme, un inconnu sur le bord d’une route ou dans l’obscurité d’un temple, inconnu qui cependant détient lui aussi les clefs d’une sagesse qui a sa manière fait autorité, qui va infléchir la détermination du disciple rebelle : ainsi, le sage que Mahat rencontre dans la poursuite de sa quête désespérée et qui lui fait soudainement prendre conscience que son maître, son vrai maître «l’attend» ; ou encore, pour Marc, ce moine errant qui, s’étonnant des postures et des respirations qu’emploie cet occidental, par ailleurs très maladroit, lui révèle que celui qui attend, qu’il a laissé derrière lui, est un «vrai» guru... «ça ne se dit pas à tout le monde» s’entend dire Marc à plusieurs reprises. Dès lors, les quelques éléments de technique et de connaissance que le guru lui a transmis apparaissent comme cette entrée en mystère de Marc. Désormais, lui aussi sait... il connaît maintenant des secrets qu’il se doit de garder ou de dire avec d’infinies précautions... «ça ne se dit pas»... Et l’oeil averti du sadou ne s’y est pas trompé, «quelque chose» a en effet eu lieu et ce quelque chose ne peut plus désormais être ignoré par celui qui a été choisi. Marc, du reste, nous a expliqué qu’après son initiation son guru lui avait avoué que lui et ses prédécesseurs avaient toujours su qu’un jour «un européen viendrait» afin de poursuivre le travail de la lignée et que c’est précisément au moment où Marc avait posé le pied sur le quai de la gare, ainsi qu’à l’instant où l’enfant l’avait appelé par son prénom, que la prophétie s’était effectivement accomplie. De fait, toutes les courbes existentielles du disciple sont ramenés a posteriori à la parole proprement énonciatrice de celui qui, un jour, a affirmé de façon manifeste l’ordre non plus possible mais futur des choses. Mahat ou Marc pouvaient toujours choisir la fuite ou les détours ; leurs choix, leurs intentions de l’instant ne faisaient que mettre entre parenthèse momentanément ce mécanisme du devenir qui allait les conduire à être ce que virtuellement ils étaient, chacun à leur manière, déjà. Toutes leurs justifications présentes, les regards rétrospectifs qu’ils jettent sur leurs cheminements respectifs, tendent alors à se fondre dans la seule explicitation de ce déterminisme sous-jacent présidant en secret au déroulement de leur existence.

Nous ne savons en revanche que très peu de chose sur le guru de Marc et de l’association Shakti. Il n’a pas ou peu écrit, nous ne l’avons jamais rencontré... Pourtant, il est omniprésent ou du moins rendu présent, présentifié en permanence par les discours du maître ou de ses élèves, mais aussi au travers des iconographies, des photos posées sur les murs de la salle de cours ou sur les autels personnels et domestiques de chacun des membres de l’association... Il n’y est d’ailleurs jamais représenté seul mais toujours accompagné de son épouse, qui, de la même manière, est reconnue par tous comme la représentante de la lignée et de la tradition Shakti. Ainsi, au côté des anciennes photos à la couleur sépia, aux contrastes un peu ternis des gurus fondateurs, trouve-t-on toujours ces deux images : Sahaja, assis, vêtu d’un sari clair, une barbe et des cheveux blancs entourant un visage mat d’où perce l’intensité d’un regard qui semble comme chercher à scruter l’observateur du cliché et, à côté, sur une autre photo, son épouse, elle aussi assise, vêtue d’un sari safran, les cheveux longs, gris, attachés derrière la tête, un visage sans âge, ses paupières sont closes, elle esquisse un sourire, une de ses mains est levée, la paume tournée vers l’extérieur, comme figée dans un geste de protection ou d’offrande, la photo étant prise de trois-quarts, on devine d’autres personnes présentes devant elle mais hors-champ...

Comme Marc nous l’a indiqué, la reconnaissance en Inde de la femme de Sahaja n’a pas été chose aisée. Ainsi que pour Nâyîkâ, son accession au statut de guru a été rendue difficile par des fidèles Indiens hindouistes ayant eu du mal à accepter cette entorse à la tradition des castes, qui, rappelons-le, ne tolère pas toujours la présence de femmes dans les rangs des sages des castes supérieures. Ainsi, il semblerait que ces trois lignées, afin de perpétuer leurs histoires respectives ont dû, un jour ou l’autre, s’opposer, de manière plus ou moins affirmée, à leur contexte culturel premier : d’une part, en se tournant vers l’occident afin de transmettre des savoirs qui, normalement, n’étaient divulgués qu’aux Indiens Brahmines, ensuite, en reconnaissant comme autorité légitimée des représentants, traditionnellement, proscrits. Pour l’enseignement Ganesh, cette volonté de se distancier d’une certaine attitude conservatrice de l’Inde s’est, comme nous l’avons vu, aussi concrétisée par le refus d’un emploi systématique d’une terminologie trop imprégnée d’Hindouisme et par le recours à des références au savoir biomédical occidental. Dès lors, la réinvention de la tradition, de ces traditions, impliquerait un certain écart vis-à-vis de ce que la culture a institué, comme si l’échappée aux dangers du conservatisme de l’attitude traditionaliste devait nécessairement se lier à une certaine volonté de rupture quant à ce qui a toujours été. De fait, se pose la question d’un paradoxe inhérent à la réinvention de ces traditions qui, au nom du retour à leur propre vérité, celle de leur lignée, mais aussi au nom de la perpétuation de cette même vérité, se doivent de s’opposer en partie aux vérités présentes, communément admises, du contexte dans lequel elles évoluent, quitte à s’arracher à ce même contexte afin de trouver, ailleurs, les possibilités d’un devenir.