2. 5 Résolutions et révélations

Et ce sentiment de rupture semble tout autant prégnant quand il s’est agi pour Mahat et Marc d’entrer à leur tour dans la connaissance des secrets que recelait l’enseignement qu’ils ont eu ou qu’ils ont encore pour tâche de transmettre. Entrée en mystère, donc, révélation d’une vérité à laquelle ils ne pouvaient échapper, expérience d’une détermination où l’existence se veut écrite par avance (la quête effrénée de Mahat qui ne peut que le conduire vers Vidyâ, Marc et le quai de ce village inconnu où il ne pouvait que descendre...) mais aussi, rupture qui marque de façon nette, comme ultime préalable, cette entrée dans l’apprentissage de l’enseignement. «Je t’attendais» dit Vidyâ à Mahat, «You are ready» dit Sahaja à Marc..., deux phrases qui finalement révèlent de façon plus ou moins explicite l’attente : celle du guru face à un disciple qui rechigne à venir, celle de ce même disciple dans l’expérience intime de ce passage qui marque son aptitude à entrer dans la lignée... Mais, dans les deux cas, c’est un drame qui menace de se jouer, car le disciple peut après tout ne jamais venir, tout comme le guru, déçu, peut tout autant décider de le renvoyer à l’insupportable incertitude de sa quête. Pourtant, ce drame, ce risque d’une rupture consommée, mais évidemment, nécessairement conjurée, par les dangers qu’il faisait peser sur le devenir de la tradition, ne fait ainsi qu’accentuer le poids de ce geste initiateur consistant en la reconnaissance du retour du disciple, reconnaissance qui conjure à tout jamais la menace d’une rupture et par là d’un délitement total de la tradition même. En effet, si factuellement, cela aurait pu être quelqu’un d’autre que Marc ou Mahat, il n’empêche que, prophétiquement, ça ne pouvait être qu’eux, eux et eux seuls. Le guru a certes attendu, pris son mal en patience, mais dans la ferme conviction que cette attente ne visait qu’à renforcer la certitude du retour nécessaire de celui par qui la tradition doit se réénoncer.

Par conséquent, le retour du disciple marque pour celui-ci la reconnaissance de son entrée dans l’apprentissage de son futur statut. Qu’il devienne guru comme Mahat ou sa successeur Nâyîkâ, maître comme Marc ou professeur comme Abhijna, il devra désormais accepter la révélation ontologique de ce changement d’état. Et cette révélation passe par la constatation principielle pour le disciple du rôle fondamental du guru en tant qu’énonciateur de l’enseignement et de la tradition. Dès lors, lorsque le guru parle, de par cette position qu’il occupe, il ne peut que dire la vérité. Chacun de ses prédicats n’est que l’exacte expression des évidences du monde. Le guru apparaît comme la seule personne qui n’utilise jamais le langage de manière citationnelle. Il ne cite en effet en aucune manière ceux qui l’ont précédé, il les redit à la lumière d’une parole inaugurale. Dans une certaine mesure, le guru ne parle pas seulement le monde, il l’assert, exprimant par là l’essence même de ses secrets. Comme l’a indiqué Pascal Boyer, il est «compétent», au sens où il possède «‘une masse d’informations censées être une représentation exacte du domaine de réalité considéré’ ‘»’ ‘ (’ in L’Homme, 1986 : p. 323). Son discours ressort, si nous reprenons la terminologie d’Austin, à la fois du domaine de l’illocutoire puisque ses énonciations ont une valeur conventionnelle - il informe, avertit son disciple et ses élèves - mais aussi de celui du perlocutoire, puisque par le simple fait de dire, c’est la tradition et la lignée tout entière qu’il convoque, c’est l’ordre même du monde qu’il tend à modifier par l’accomplissement de l’acte de parole. Une sorte de système performatif total se déploie ainsi enserrant dans chacune de ses mailles l’intégralité du réel. Il ne peut plus être question de vérité ou de fausseté de ce que le guru énonce puisque, comme l’écrit Austin, «la ‘vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des mots mais des circonstances précises dans lesquelles l’acte est effectué’» (1970 : p. 148). Or, ici, chacune des paroles, mais aussi chacun des gestes du guru se confond avec le contexte d’énonciation, ou plutôt se mêle à lui, il le fait advenir tout en advenant à travers lui par le fait même qu’il incarne, à lui seul, la vivante présence de l’enseignement et de la lignée... Son discours entre dans une circularité sans fin des significations où ce qui est énoncé justifie à la fois l’existence de la tradition et de lignée mais aussi la place et le rôle de celui qui les énonce. Par le guru, la vérité de la lignée vient au monde et par elle, en elle, il conforte symétriquement la vérité propre de son statut. Dès lors, le disciple en reconnaissant cette dimension que l’on pourrait qualifier, à la suite de J. L. Austin, de verdictive du discours du guru, il reconnaît par là sa propre inscription dans l’histoire de la lignée. En acceptant son propre statut de maître, professeur ou futur guru, il entre, à son tour, dans cette fusion où statut, rôle et individu ne font plus qu’un. À sa manière, tout comme son guru, lorsqu’il se verra légitimé et reconnu par son maître spirituel, chacun de ses énoncés sera porteur de la vérité intrinsèque de l’enseignement. Même si ses compétences ne sont pas totalement les mêmes, dans le cas de Marc et Abhijna par exemple, il n’en reste pas moins que, dans les limites strictes à l’intérieur desquelles se déploie son savoir, il demeure l’ultime référence devant laquelle chaque élève devra se plier. Légitimée de la sorte par le guru, sa parole recèlera alors la même substance de révélation indubitable, qui fera de lui, avant même qu’il ne parle, un «porteur de vérité» (Pascal Boyer, ibid. : p. 326).