2. 6 La figure du guru

Pour les élèves avec lesquels nous avons pu nous entretenir, ce statut de porteur de vérité est incontestable. Pour tous, le guru ainsi que la personne qu’il a désignée comme le légitime transmetteur de l’enseignement, deviennent ces références absolues, garantes de l’authenticité de la pratique. Si nous prenons l’exemple de l’association Shakti, certains de ses membres ont certes reconnu qu’ils se sentaient ne serait-ce que géographiquement parfois éloignés de leurs gurus, pourtant, il n’en reste pas moins que selon eux, c’est à eux et à eux seuls, ainsi qu’à Marc, que revient l’unique et indiscutable autorité de transmettre la tradition. Ils apparaissent ainsi, pour certains, comme des «relais » nécessaires entre l’Inde et l’Europe, mais aussi entre le temps «pur » de la tradition et celui plus contingent du présent. Ils évoquent à leur propos la notion de «respect » ; des élèves nous les présentant même comme ces « grands-parents » qui « sécurisent » ou encore comme de « grands sages » à l’enseignement « très ancien » et « précieux » dont la seule présence rassure. Et si cette présence demeure la preuve indubitable de la vérité de la pratique, ils apparaissent aussi comme ces êtres recélant en eux l’essence même d’une altérité radicale. Car, le fait même d’être guru ou légitimé par lui implique la reconnaissance d’un statut irréductible et qui confronte l’élève aux propres limites de son expérience. Le guru devient ainsi cet horizon indépassable sur lequel se déploient les confins de chaque expérience intime de la pratique. Modèle inatteignable, vers lequel il faut tendre de toutes ses forces tout en sachant que de par la teneur absolue que recèle son être, c’est dans la distance, dans un éloignement abyssale que se jouera et se rejouera encore pour l’élève l’inscription dans la tradition, ainsi que la reconnaissance de celui qui la porte. Mais cette distance ontologique peut aussi prendre une autre forme dans cet écart qui sépare la culture du guru et celle de ses fidèles. À l’instar de Marc piétinant la table tracée dans la poussière par la main du moine, la rencontre avec la culture de l’autre peut révéler l’incompréhension, faire surgir de l’étrangeté :

Étrangeté surgissant ici de cette position interstitielle que tient le guru, tour à tour confronté à l’inédit de la rencontre entre deux mondes, entre deux attentes : celle des disciples indiens qui ne peuvent tolérer la mixité et le contact physique et celle des disciples occidentaux qui, eux, se refusent à se prosterner comme des « dévots » aux pieds de leur maître spirituel... Distance des corps donc, des statuts mais aussi rupture des conventions, contrariété de ce que, traditionnellement, «normalement», on ne fait pas... Ainsi, la confrontation devient l’occasion pour le guru d’une remise en question de ce que sa propre culture interdit : «il faut leur montrer..., oui montrer que nous on fait autrement », que les choses peuvent changer «comme par contamination» ; mélange des genres et des gens, pouvant susciter l’interrogation face à un guru proprement intouchable, ontologiquement situé dans un ailleurs inaccessible et qui soudainement brouille les conventions en prenant «les gonzesses sur ses genoux», créant ainsi une discordance entre son statut de Brahmane et celui de vieil homme indien qui dans les deux cas existent dans la distance et la déférence...

Le guru se voit ainsi écartelé entre d’une part son essentielle et u-chronique condition, hors-temps et hors-lieu, de guru portant à lui seul le poids de la tradition, et de l’autre, son existence temporelle et corporelle, circonstanciée d’humain vivant son existence dans une situation et un lieu donnés. En étant l’incarnation vivante de ce qu’il transmet, il condense à lui seul la contradiction inhérente à son statut d’être ressortant à la fois du dedans et du dehors, du passé et du présent, de l’ici et de l’ailleurs... Contradiction apparaissant comme l’élément moteur du processus même de transmission, comme si cette impossibilité de la situer et de la circonscrire autorisait son infinie redéfinition. Comme le dit Bernard, il s’agit d’être «indépendant», ou encore se vouloir inconditionné et indéterminé, tout en se reconnaissant «obligé», donc soumis à ce que la temporalité et l’historicité recèlent comme nécessités, nécessités de présence dans un contexte défini et cela, afin d’être dans la mesure d’agir. Reconnaître la diversité et la contradiction afin d’aspirer à la plénitude du même et de l’unité, tel serait par conséquent le singulier théorème que tenteraient d’énoncer ceux - gurus, maîtres et professeurs mais aussi élèves et disciples... - par qui advient la dynamique de transmission de leur tradition respective.

Pour Philippe et Sophie, de l’association Ganesh, la reconnaissance de l’inspirateur de l’enseignement se module de façon sensiblement différente de celle des membres de Shakti :

Ainsi, Samarasa, en tant qu’autorité fondatrice, joue ici un double rôle, il apparaît non seulement comme l’instigateur d’un enseignement qui se veut une approche rationnelle, explicative d’un yoga, qui se verrait ainsi libéré de la confusion avec la superstition ; un yoga «scientifique», «dépoussiéré», avéré, prouvé, éprouvé et approuvé, qui aurait, en accord avec le célèbre découpage bachelardien, atteint les rives rassurantes de la Chimie, aux dépends de celles, ténébreuses, de l’Alchimie ; un yoga qui aurait su non pas se libérer de la dimension «intime» - pour reprendre le terme de Gaston Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique (1993) - de son expérience, mais bien plus de cette imagerie hindouiste, ésotérique trop envahissante, aux yeux d’un Occident qu’il ne faut pas déstabiliser, affoler. Un Occident, certes, en attente d’exotisme mais qui ne doit pas pour autant être inquiété par le surgissement menaçant de ce qui pourrait passer pour un obscurantisme. Mais ce rôle premier d’instigateur est immédiatement doublé par un second, à savoir celui de sauveur, car si Samarasa n’a pu faire «renaître de ses cendres» le yoga, il en a cependant, de par cette volonté et cette recherche de scientificité, facilité la diffusion, la «propagation» et par là le devenir, comme si la référence unique à ses traditions, ses lignées et sa terre originelle l’avait voué à une disparition inéluctable. Philippe poursuit :

Par conséquent, outre son rôle de perpétuateur qui par là a su préserver et sauver son enseignement, Swami Samarasa, par le fait même de transmettre, apparaît aussi comme celui qui a su redonner une pertinence au savoir dont il se réclame, quitte à remettre sensiblement en question la place de celui, cet «’ancêtre», qui l’a pourtant précédé et initié. Comme l’indique Philippe, malgré le «respect» qu’il inspire, malgré ses écrits, malgré les bases qu’il a su jeter, il semble appartenir désormais à un autre temps, une autre époque, comme si l’héritage qu’il avait légué était entré dans un autre régime de reconnaissance, de validité, régime désormais porté par la seule influence légitimée de Samarasa. Non pas que cet «ancêtre» et son importance soient niés mais bien plutôt que leur redéfinition respective, par l’exercice de transmission, ait contribué à les intégrer dans la continuité de la lignée, les plaçant ainsi dans un espace interstitiel situé quelque part entre reconnaissance et absence, gratitude et oubli, présence et omission... Son héritage ayant été saisi au vol, il est désormais objet de réappropriation, il ne lui appartient plus vraiment, il est ailleurs, ailleurs que dans ce temps de l’ancêtre, conjugué au présent. C’est au tour de Samarasa de le faire sien, et c’est aussi au tour d’Abhijna de l’enseigner...

Pourtant, le statut d’Abhijna, car Samarasa est aujourd’hui décédé, comme nous allons le voir au travers de cet échange, n’échappe pas à un certain flou :

Contrairement à l’association Shakti, la dénomination du statut d’Abhijna est beaucoup plus fluctuante, indécise... Seule certitude, il ne se définit ni en tant que guru, ni en tant que maître, les deux termes semblant se rejoindre, mais pourtant sa désignation prête à confusion. En effet, pour Shakti, l’enseignement passe par une définition précise au regard des échelles karmiques de la place de chacun : les gurus d’un côté dont dépend directement Marc, le maître, et de l’autre, les élèves. Ici, les frontières semblent plus poreuses, Abhijna se nomme lui-même «professeur» mais tout en étant quelqu’un «qui a réalisé pas mal de choses », tout en étant «pas une personne ordinaire » , qui aurait «eu son maître » , donc aurait été probablement initié. Philippe ajoute :

Dès lors, c’est dans la relation interindividuelle même que semblent se moduler les nuances du statut que détient Abhijna, statut en aucun cas monolithique, enfermé dans une définition claire et précise, mais bien plus enclin à s’adapter aux attentes personnelles de chacun de ses élèves. Il s’agirait presque de refuser dans un premier temps l’appellation glissante de guru ainsi que celle de maître, en optant pour une autre plus générale, au sens courant moins négativement connoté, pour ensuite être prêt à entretenir avec certains élèves d’autres types de relations. Ainsi, comme le précise Philippe, «Il a une dimension spirituelle... c’est sûr que ce n’est pas un professeur comme ça... qui prêche la bonne santé... ou l’art d’être performant, c’est pas ça... il a un côté... il est très conscient...» Par conséquent, pour ces élèves en attente de réponses plus spirituelles, Abhijna devient, dans le cadre précis d’un lien plus proprement individualisé, un recours possible, et cela du fait même de cette «conscience» qui ne fait pas de lui un professeur de yoga comme un autre.

Pourtant, à l’image de Nâyîkâ de l’association Shiva, la reconnaissance d’Abhijna n’a pas été chose aisée :

Ainsi, comme le montre les propos de Philippe, l’existence d’Abhijna a oscillé entre deux univers : celui de la «vie sociale», de la famille, des études, du travail et celui de la «spiritualité», où la magie et le merveilleux peuvent surgir soudainement comme sous les traits de cet ermite, reclus, vivant dans sa caverne - serait-ce Vidyâ ? -, et disposant de pouvoirs fabuleux. Magie qui peut aussi troubler l’ordre apparent du groupe des disciples entourant Samarasa ; magie comme force ultime, qui une fois maîtrisée, peut conduire à toutes les «déviances», toutes les «manipulations» ; l’enseignement comme lame à double tranchant, dont l’usage potentiellement dangereux nécessite le discernement de celui qui en use, comme si la sagesse du disciple résidait justement dans le refus de se soumettre à la tentation d’un usage immodéré et imprudent des sombres secrets que recèle la pratique, et que seule une scientificité revendiquée pourrait conjurer... Magie ou pouvoir total qui dans un premier temps a menacé le groupe mais a aussi contribué au tri de l’ivraie et du grain : ainsi, il y a ceux qui ont préféré partir, enivrés par la découverte de leurs forces nouvelles et ceux qui sont «restés», fidèles d’entre les fidèles, une «poignée» qui, comme Abhijna, a su se montrer dévoué à Samarasa et résister au fourvoiement et à l’égarement. Pourtant, en dépit de cette fidélité assumée, les réticences, les querelles intestines n’ont pu être totalement éludées. Abhijna, l’«héritier», ou le pressenti comme tel, doit aussi, à l’instar de Nâyîkâ, subir les déchirements plus ou moins avoués du groupe, accepter les hésitations de ceux qui, le trouvant trop jeune, «auraient préféré» un autre successeur, une autre destinée, mais qui, en définitive, ne peuvent que constater l’inutilité de leur résistance. Comme le résume Philippe, même si Abhijna au début «n’a pas été très bien vu», c’est - et ça ne pourra être que - «comme ça»...

Dans le prolongement de ce propos, certains élèves confirmés de l’association Shiva nous ont fait part de leur difficulté première à accepter Nâyîkâ comme successeur de Mahat. Ainsi, Jean :

Nicole, sa compagne, poursuit :